Deux livres, deux types d’illustrations, deux éditions (suite)

 

Le rapport des images au récit

Attachons-nous ici à relever, pour les deux éditions, les passages du texte respectivement illustrés par Carroll et Tenniel. Cela nous permet d’observer dans le même temps comment l’image accompagne et interprète le récit.

Avant de commencer la comparaison, signalons rapidement que la totalité des illustrations de Carroll sont reproduites dans l’édition « la Pléiade », alors que deux images de Tenniel manquent dans l’édition 1000 Soleils (Alice s’allongeant comme un télescope (chapitre 1) ; Petit Bill jaillissant de la cheminée (chapitre 4)). Ceci porte à 37 le nombre d’illustrations contenues dans l’édition « la Pléiade » et 40 dans l’édition 1000 Soleils. Nous allons les analyser séquence par séquence.

Des images introductives dans l’édition 1000 Soleils

Tout d’abord, alors que les illustrations de Lewis Carroll n’apparaissent qu’après la mention « CHAPITRE PREMIER », et donc directement dans le conte, le volume de la collection 1000 Soleils propose un premier contact avec l’image bien avant le début de l’histoire. En effet, le détail d’une illustration où apparaissent la Reine, le Roi et le bourreau, figurant normalement dans le chapitre 8 du livre, est reproduite sur les pages de garde 1 précédant la page du titre : cette composition très impressionnante, où l’on voit la Reine prendre un air mauvais et le Roi se pencher vers le bourreau masqué et inquiétant, est imprimée sur la surface totale de deux pages en vis-à-vis, à bords perdus 2 - voir reproduction ci-contre -. Elle semble avoir pour effet de plonger directement le lecteur dans un univers illustré et dont la facture des images est établie avant même que le titre du livre ait été donné.

Par ailleurs, une autre illustration, celle-ci reproduite entièrement, occupe la page faisant face à une note rédigée par le traducteur Jacques Papy et intitulée « Au lecteur ». Cette image, qui représente le tribunal royal du dernier chapitre, est usuellement placée avant le début de l’histoire : dans d’autres éditions, où la note de Papy n’existe pas, elle est souvent située en vis-à-vis d’un poème que Carroll écrivit à l’attention d’Alice Liddell, et qui se trouve reproduit juste avant le conte.

Les premières illustrations

Ensuite vient la première page du récit, où l’image intervient dans les deux éditions : dans l’édition 1000 Soleils, un portrait du lapin est reproduit avant même l’intitulé « Chapitre I », tandis que la première illustration de Carroll, située au commencement du texte du premier chapitre, nous montre Alice aux pieds de sa grande sœur qui lui fait la lecture (la sœur tient un livre ouvert sur ses genoux). Ces deux premières images in-texte sont donc rigoureusement différentes. Alors que Tenniel nous présente d’emblée l’un des personnages du pays des merveilles, Carroll préfère nous introduire plus graduellement vers le domaine du rêve, en nous présentant d’abord l’héroïne de l’aventure, sans que nous sachions forcément ce qu’il va lui arriver.

Les deux approches sont ainsi bien distinctes : celle de Tenniel, avec le Lapin, pose au lecteur le problème de savoir « Qui est ce lapin ? Pourquoi intervient-il ? » Il est évident que l’image de l’animal est à mettre en rapport direct avec le titre du chapitre qui figure juste sous elle : « Dans le terrier du lapin » - néanmoins, les questions qui peuvent stimuler la lecture du texte restent les mêmes -. En ce qui concerne l’illustration de Carroll, comme nous l’avons vu, elle nous présente d’abord l’héroïne du conte. Ici, c’est peut-être un attachement plus « personnel » à la jeune Alice qui pourrait stimuler la lecture : devant son air attendri et semi-endormi, le lecteur a envie de connaître des aventures dont absolument rien ne peut indiquer la nature. Quoi qu’il en soit, une illustration est dans les deux cas située dès le commencement du conte afin d’attiser la curiosité du lecteur.

Alice dans la petite salle

L’image suivante est dans les deux éditions sensiblement la même. Elle illustre le passage dans lequel Alice, tenant la clé en or dans sa main droite, découvre une petite porte derrière un rideau. Toutefois, les deux interprétations contiennent quelques nuances. Ainsi, pour Tenniel, dont c’est là la première représentation d’Alice dans le livre, il s’agit de la présenter des pieds à la tête. Son personnage est donc debout, tenant le rideau de la main gauche et examinant la petite porte. Chez Carroll, seul le haut du corps d’Alice est représenté : tenant la clé dans sa main droite et le rideau de sa main gauche, son regard est ici attiré par la clé. Puisque la petite porte n’est pas montrée, cette illustration suscite le mystère : on s’interroge sur ce que cache le rideau, ce que le lecteur ne connaît pas encore. De plus, le regard d’Alice, fixé sur la clé, nous dit qu’il peut y avoir un rapport entre cet objet et le rideau, ce qui peut accentuer le caractère mystérieux de la scène. À mon sens, la mise en scène de Carroll, qui joue avec la curiosité du lecteur, encourage donc davantage la lecture que celle de Tenniel.

Toutefois, en nous présentant dans cette deuxième image in-texte un deuxième personnage des pieds à la tête, il semble que Tenniel mette en place le conte à sa façon, c’est-à-dire en posant d’abord les acteurs avec réalisme, sans chercher à troubler le lecteur trop rapidement : c’est lui qui cette fois installe graduellement l’intrigue. Cette sensation est accentuée par la troisième image du récit contenue dans l’édition 1000 Soleils, représentant Alice s’apprêtant à boire le contenu de la bouteille marquée « Drink me ! » (« Bois moi ! ») : ici Tenniel continue sa présentation d’Alice en nous la montrant cette fois de face, des pieds à la tête.

Nous pouvons penser que cette manière d’illustrer le texte en le représentant (ici, en présentant les personnages déjà présentés par le texte) soit dû au fait que Tenniel n’a pas écrit le conte, et ne peut donc pas jouer avec ses changements de rythmes (en créant le suspense, par exemple) comme peut le faire Carroll. Une première dissension entre écrivain et illustrateur est donc présente, chacun semblant vouloir raconter l’histoire à sa manière. D’ailleurs le visage inexpressif d’Alice dans cette image de la bouteille tient davantage du portrait (uniquement préoccupé par des critères esthétiques) que de l’illustration énergique qui joue avec un texte.

Les premières métamorphoses d’Alice

En ce qui concerne les illustrations de Carroll, elles se poursuivent par la représentation d’Alice se cachant le visage avec les mains (elle pleure), en compagnie de la Souris. Il s’agit en fait du passage dans lequel Alicé pleure de ne pas avoir pensé à reprendre la clé avant de rapetisser. Toutefois, la présence de la Souris dans cette image est assez surprenante, puisqu’elle n’apparaît dans le récit que bien plus tard. Il est possible que Carroll ait voulu compléter le texte au moyen de l’image en faisant croire au lecteur que la Souris ait pu apparaître à Alice tandis qu’elle avait le visage dans ses mains. Ceci est peut-être un moyen de rendre compte au lecteur de la taille d’Alice (en la comparant à une souris) et ainsi introduire visuellement l’aspect fantastique du conte, ou tout simplement d’annoncer la suite de l’histoire, avec l’arrivée de la Souris.

L’illustration suivante de l’édition de « la Pléiade » est une vision d’Alice s’allongeant « comme le plus grand télescope du monde ! ». Il est intéressant de signaler que cette image fut reprise par John Tenniel de manière similaire, mais qu’elle n’apparaît pas dans l’édition 1000 Soleils. Nous pouvons penser que cette absence est due à un manque de place lors de la mise en page, ou à la volonté de l’éditeur de ne pas montrer la métamorphose d’Alice ? Cette suppression me semble mal choisie, puisqu’il s’agit là, dans la succession des images, de la seule vision dans laquelle une transformation d’Alice, irréelle et irrationnelle, est représentée par le caricaturiste. Par ailleurs, cette illustration semble avoir pour fonction essentielle, outre celle de présenter par l’image une manifestation surnaturelle, d’accompagner matériellement le récit (voir sous-section suivante, Les mises en pages adoptées).

En ce qui concerne les images suivantes, la troisième in-texte dans l’édition 1000 Soleils et la cinquième dans l’édition « la Pléiade », elles se rapportent à la même partie du texte, celle où Alice regarde passer le Lapin Blanc et tente de l’interpeller. Là encore, quelques différences apparaissent. Tenniel représente ainsi Alice à genoux, l’air apeuré (sa main gauche est crispée, elle cherche un appui auquel se raccrocher), regardant filer le Lapin « dans les ténèbres » d’une sorte de couloir. Au contraire, Carroll représente Alice couchée (on ne lui voit cependant que le buste, la tête et les bras), le visage à la hauteur du Lapin, le regardant passer avec un air curieux et intéressé. Sachant que le Lapin panique et se met à fuir au moment où Alice l’interroge, nous pouvons constater que les deux illustrations se réfèrent à des instants différents de la scène : avant qu’Alice ait parlé au Lapin pour Carroll, et après qu’Alice ait parlé au Lapin pour Tenniel. Ce choix témoigne il me semble d’une approche différente du monde des merveilles : chez Tenniel, nous pouvons y voir un monde effrayant (la peur d’Alice) et hostile (les ténèbres), tandis que chez Carroll, ce même monde se présente étrange et intéressant. Il me paraît évident que ces deux représentations du monde de Carroll possèdent une influence distincte et non négligeable sur la lecture du texte.

L’épisode de la mare aux larmes

Les deux illustrations suivantes font encore référence aux mêmes parties du texte dans les deux éditions. Il s’agit d’une part d’Alice essayant de nager dans la mare aux larmes, et d’autre part d’Alice croisant la Souris dans cette même mare aux larmes. En ce qui concerne d’abord la première image, elle apparaît comme pratiquement identique chez les deux dessinateurs : la seule différence, si l’on excepte l’inégalité stylistique, apparaît dans le regard d’Alice, une fois encore effrayé chez Tenniel, alors que mélancolique et inexpressif chez Carroll. Le bras gauche levé dans les deux images semble indiquer qu’Alice peine à nager : il doit donc s’agir de l’instant précis où Alice tombe dans la mare. Au passage, l’expression d’Alice représentée par Tenniel est beaucoup plus vivante que celle de Carroll, stimulant davantage la lecture.

Pour en venir à la vision d’Alice croisant la Souris dans la mare aux larmes, deux remarques sont à formuler : la première concerne le rapport matériel de l’image avec le texte, qui chez Carroll se caractérise par la présence d’un cadre autour de l’image isolant nettement le dessin. Cet élément donne une impression d’isolement de la scène, comme si l’illustrateur l’avait tirée d’un vaste tableau, ce qui laisse supposer l’importante étendue de la mare aux larmes. La seconde remarque concerne quant à elle le petit poisson qui apparaît dans les larmes, en plus d’Alice et de la Souris : ce poisson, absent du récit, permet de donner à cette scène une touche de fantaisie et d’humour au moment où le texte devient plus sérieux (Alice s’inquiétant et se demandant comment sortir de la mare).

La rencontre avec les animaux

Le passage illustré suivant dans l’édition de « la Pléiade » est celui dans lequel tous les animaux sortent précipitamment de l’eau. Il possède la caractéristique d’être là encore délimité par un cadre, ce qui a pour effet de laisser supposer une importante quantité d’animaux non-dessinés, en dehors du cadre. Alice apparaît ici au premier plan, poursuivie par tous ces animaux qui la suivent en la regardant : cette scène, qui rappelle une course-poursuite, attise une nouvelle fois l’intérêt du lecteur, stimule à nouveau la lecture.

Les deux illustrateurs ont ensuite traité la même partie du texte, le moment où les animaux tiennent conseil. Les deux images sont toutefois très différentes, ne se rapportant pas exactement à la même phase de ce conseil. Ainsi, l’illustration de Carroll, placée en début de chapitre, nous montre Alice écoutant le Lori 3 qui prétend : « Je suis plus vieux que vous, je dois mieux que vous savoir ce qu’il faut faire. » Cette scène possède un caractère assez anecdotique par rapport au conseil des animaux, ne concernant qu’Alice et le Lori, mais le fait de l’avoir illustré lui donne vis-à-vis du lecteur une toute autre ampleur : c’était sans doute l’intention de Carroll. À propos de ce dessin, remarquons qu’il représente Alice dans la même position et la même attitude que lorsqu’elle regarde passer le Lapin quelques illustrations auparavant : sans tenir compte de son air détaché et attentif qui rend à nouveau le pays des merveilles si crédible, il y a là un problème de proportion, puisqu’Alice est ici sensée être de la même taille que l’oiseau (or, couchée, elle le dépasse déjà).

Pour ce qui est maintenant de l’illustration de Tenniel, elle représente le conseil des animaux présidé par la Souris, soit l’un des moments-clé de cette partie du texte. Le choix de l’illustrateur est donc plus « classique », tout comme l’est l’image puisqu’elle nous donne à voir une scène dans un cadre, tel un tableau figé et nettement séparé du récit. Cette séparation est justifiée car l’illustration est placée dans la moitié supérieure de la page, avant l’intitulé du chapitre : ainsi, elle ne se rapporte pas au texte de la page, mais au chapitre entier. Comme avant le chapitre 1 de cette édition 1000 Soleils, elle est donc à mettre en rapport avec le titre du chapitre : « Une course au caucus et une longue histoire 4», ce qui explique notamment le choix d’une scène importante (la Souris proposant la course au caucus) de cette partie du récit de la part de Tenniel.

L’image qui suit dans cette édition 1000 Soleils est assez particulière, puisqu’elle représente Alice de dos, regardant en l’air, comme si elle regardait le texte. Or ce texte contient le passage dans lequel les animaux tergiversent tandis qu’Alice ne fait que les écouter : il y a donc un rapport image-texte ici très direct, comme si Alice écoutait les animaux s’exprimer par l’intermédiaire du texte. Par ailleurs, on remarque que cette vision d’Alice appartient, d’après la plupart des éditions comportant les travaux de Tenniel, à l’illustration dans laquelle apparaît sur une branche le Chat du comté de Chester (voir chapitre 6 5), qu’Alice regardait donc depuis le sol. Ce changement de disposition de l’image est sans doute un choix de mise en pages imaginé par l’éditeur, et non le résultat d’une quelconque contrainte d’ordre technique.

Ensuite, Tenniel a illustré la scène résultant de la course au caucus dans laquelle Alice s’entretient avec le Dodo qui déclare Alice vainqueur. S’opposant à cette immobilité, Carroll a quant à lui préféré représenter le départ des animaux, en reprenant le principe de l’illustration dans laquelle Alice sort de l’eau suivie des créatures : la scène est représentée dans un cadre, et Alice est isolée par rapport au groupe des bêtes. Ce groupe est là encore coupé par le cadre, ce qui peut faire penser au lecteur que les animaux sont bien plus nombreux. L’isolement d’Alice au sein de l’image dénote aussi d’une différence de dynamique : Alice assise, contemplative et immobile, et les animaux, groupés, formant une masse compacte et instable. En comparant ces deux scènes, même si elles ne se rapportent pas exactement à la même partie du texte, nous pouvons remarquer que Tenniel a donc toujours tendance à illustrer les passages « calmes » du récit, propices à la mise en scène réaliste et à la composition « classique » (ici Alice et le Dodo en premier plan, puis les animaux dans l’ombre en fond de tableau), tandis que Carroll alterne davantage scènes figées et scènes d’action : la succession des images provoquée par Carroll semble ainsi plus vivante que celle de Tenniel, qui aurait pu par exemple illustrer la course au caucus (j’insiste !).

Dans la maison du Lapin Blanc

Les trois illustrations suivantes de l’édition « la Pléiade » se rapportent à des passages ignorés par Tenniel. Il s’agit dans un premier temps d’Alice face au Lapin, lorsque celui-ci la houspille en la prenant pour Marianne (que l’on suppose être sa bonne). La représentation de l’action prédomine, avec le Lapin menaçant Alice de son poing droit. Les deux illustrations qui suivent sont toutes les deux basées sur la même scène, lorsqu’Alice trouve un flacon dans la maison du Lapin, boit son contenu et grandit : il semble que la succession de ces deux images dans la même page soit provoquée de façon à ce que là encore l’action soit vivement rendue. En effet, si la première de ces deux images ne nous montre qu’Alice (buste, visage et bras, suivant l’habitude de Carroll) s’apprêtant à boire le flacon, la seconde image nous montre Alice tenant le flacon ouvert et touchant le plafond du sommet de son crâne : son accroissement est donc bien traduit par cette différence.

Le mouvement de la transformation est même accentué par l’illustration suivante représentant Alice « entière » (des pieds à la tête), désormais coincée dans la pièce de la maison non-représentée mais symbolisée par un cadre. Cette « schématisation » tend à ne donner qu’une fonction à cette image, celle de traduire le mouvement : de même, si l’on observe le bras gauche (trop long) d’Alice, on se rend compte qu’il pourrait traverser le cadre tandis que le bras droit s’agrippe à la robe. Carroll ignore complétement la maison et ne nous montre qu’une petite fille au visage résigné, enfermée dans un cadre : la scène n’illustre non plus le récit à proprement parlé, mais davantage l’idée, le concept qui s’en dégage.

Cette représentation est contraire à celle de Tenniel, qui lui aussi illustre cette scène d’Alice devenue trop grande pour cette pièce trop petite. Mais il s’attarde pour sa part sur les détails de la pièce, ne représentant là encore qu’une scène fixe dans laquelle Alice apparaît le bras dépassant de la fenêtre d’une maison très présente. Ce bras sorti établi d’ailleurs un lien avec l’illustration suivante, dans laquelle apparaît simplement la main poussant le Lapin dans un châssis vitré. Cette image, identique à celle de Carroll dans l’édition « la Pléiade », nous montre ici une action pleine de mouvement, ce qui est, nous l’avons vu, assez rare chez Tenniel. On remarque également que l’image de Carroll reproduisant la même scène nous montre la totalité du bras d’Alice, et non simplement la main.

L’édition « la Pléiade » nous gratifie ensuite d’une illustration se rapportant à la scène dans laquelle Bill le lézard est propulsé hors de la cheminée par un coup de pied d’Alice. Signalons que ce passage a également fait l’objet d’une illustration de Tenniel, mais qu’elle n’apparaît pas dans l’édition 1000 Soleils. Comme pour l’image d’Alice grandissant au chapitre 1, nous pouvons penser que cette suppression iconographique de la part de l’éditeur est due à un problème de gestion de la mise en pages. On trouve ensuite, toujours dans l’édition « la Pléiade », une illustration du passage dans lequel Bill le lézard se fait soigner par les autres animaux : le cadre qui entoure une fois encore cette image semble ici l’isoler volontairement du texte et en faire un tableau à part entière, un peu à la manière de Tenniel lorsqu’il représente le conseil des animaux tenu par la Souris (voir plus haut). Nous pouvons également supposer que ce cadre, sans fonction technique particulière (il ne crée par exemple aucune illusion d’optique), permet de rompre la monotonie des images sans cadres.

Alice et le chiot

Les deux images qui suivent font dans les deux éditions référence à la même scène : Alice confrontée au petit chiot. Là encore, des nuances importantes dissocient Tenniel et Carroll, dont la plus visible concerne la taille des deux images : alors que la représentation de Carroll remplit environ un seizième de la page, celle de Tenniel en remplit plus de la moitié. Nous pouvons donc observer que dans l’édition 1000 Soleils la lecture s’articule autour de l’image, alors que dans l’édition « la Pléiade » l’image, se situant de surcroît en début de chapitre, n’est qu’un point de repère d’où part la lecture. Au-delà de cette analyse propre à la mise en page du livre, c’est donc la signification du texte et de cette scène qui est altérée : point de départ pour Carroll, elle devient point de chute (que le texte explique) pour Tenniel. Nous pouvons ajouter à cela la présence d’un cadre chez Tenniel, et une disposition différente des personnages dans les deux images : comme précédemment, Tenniel adopte une composition classique ornée d’un cadre (qui peut cependant avoir aussi pour fonction de rompre avec la monotonie des images sans cadres), et Carroll nous montre Alice et le chiot vus de profil, toujours sans perspective bien définie, ce qui renforce l’aspect irréel du conte.

Alice et la chenille, plusieurs déformations 6

Les passages du texte illustrés sont ici encore les mêmes pour les deux éditions. Il s’agit d’abord d’Alice rencontrant la chenille sur son champignon, puis des quatre illustrations du poème « Vous êtes vieux, père William ». Les images se référant au poème sont toutes encadrées, dans les deux éditions, ce qui peut avoir pour fonction de les différencier de la représentation traditionnelle, et de souligner le deuxième niveau du récit (l’histoire dans l’histoire). Par ailleurs, les illustrations de Tenniel et de Carroll se rapportant à la première strophe du poème sont comparées dans le troisième chapitre de cette partie : il s’agira là de définir les modes d’interprétation, celui de Carroll et celui de Tenniel, valables pour la plupart des illustrations.

Il est ensuite intéressant de remarquer que les trois illustrations qui succèdent au passage du poème de Père William dans l'édition « La Pléiade » se réfèrent aux diverses transformations d'Alice lorsqu'elle mange des morceaux du champignon. Ce passage, présent dans l'édition 1000 Soleils, n'est pas illustré par Tenniel. Cette différence caractérise selon moi particulièrement bien les deux illustrateurs : tandisque Tenniel s'attache à évoquer les aspects les plus rationnels du pays des merveilles, évitant dans cet ordre d'idée toutes les parties du texte dans lesquelles Alice se transforme, Carroll au contraire illustre plus volontiers la fantastique métamorphose et impose déjà le merveilleux à travers l'image.

Il représente ainsi une Alice avec le visage à hauteur de ses pieds, en s'efforçant de donner à ce visage des traits bien précis quoique là encore dénués d'expression particulière. Ensuite, il illustre à travers les deux autres dessins de la scène Alice avec le cou s'allongeant ; là encore le surnaturel prend place avec une étonnante facilté. Non seulement la jeune fille semble rester parfaitement insensible aux événements extraordinaires dont elle est la proie, mais encore le style même du dessinateur tend à ne pas considérer ces métamorphoses insensées. Qu'il s'agisse de l'image où Alice parle au pigeon avec en second plan un étrange « tuyau » que seule la lecture du texte nous permet d'identifier comme le cou de la jeune fille, ou qu'il s'agisse de l'image montrant le visage d'Alice surmontant son long cou, Carroll semble s'être attaché à donner au monstre qu'elle est devenue une élégance proche des illustrations de mode (précision du trait, cheveux bien disposés, etc.)… À propos de ces trois représentations d'Alice transformée, nous pouvons finalement remarquer qu'elles apparaissent comme curieuses et difficilement identifiables indépendamment du récit. Elles encouragent encore la lecture du texte.

Deux passages absents de l’édition « la Pléiade »

Chez la Duchesse

Ensuite, nous pouvons constater que deux chapitres entiers ont été ajoutés dans les aventures d'Alice au pays des merveilles (par rapport aux aventures d'Alice sous terre) : il s'agit des chapitres 6 et 7 (soit 27 pages de l’édition 1000 Soleils), dans lesquels Alice rencontre la Duchesse, puis le Chat de Chester, et enfin le Chapelier, le Lièvre de Mars et le Loir. Ces passages inédits dans la version « la Pléiade » donnent lieu à huit illustrations de Tenniel que nous pouvons nous contenter de décrire, et qui pourront toujours être comparées par la suite à celles effectuées par des illustrateurs contemporains (voir en quatrième partie de cette étude).

La première d'entre elles est située juste avant l'énoncé du chapitre 6, et représente les deux valets de pied, celui de la Duchesse avec une tête de grenouille et celui de la Reine avec une tête de poisson. Cette image est entourée d'un cadre, ce qui lui donne un aspect de portrait classique qui la distincte nettement du texte. Comme pour les chapitres 1 et 3, elle annonce le contenu du passage qui lui succède : il s'agit ici de ce qu'Alice découvre, tout comme nous, au début du chapitre. L'illustration suivante correspond à la scène où Alice rencontre la Duchesse, tandis que la cuisinière prépare la soupe. Cette image est comme précédemment entourée d'un cadre qui peut là encore rappeler certaines compositions de type classique. Nous pouvons aussi penser que le cadre a pour fonction de séparer du texte une scène globale, relative à l'ensemble du paragraphe. Enfin, pour l'anecdote, signalons que le visage de la Duchesse a sans doute été inspiré à Tenniel par une peinture de Quentin Massys (effectuée vers 1500), portrait très probable de Margaretha « Maultasch » (Gueule de poche), jugée la femme la plus laide du monde.

L'image qui suit est celle d'Alice tenant dans ses bras le bébé devenu cochon. Cette image, qui n'est pas encadrée - peut-être afin de rompre la monotonie des images encadrées la précédant - rappelle beaucoup les premières illustrations du livre, à l'aide desquelles Tenniel s'attache en fait à nous présenter la jeune héroïne des pieds à la tête. On remarque cependant ici le regard fixe d'Alice vers le lecteur : elle semble ainsi l'interroger avec les yeux, et lui demander : « Mais que dois-je faire de ce cochon ? ». Une sorte d'interactivité directe est créée. Elle est selon moi habilement située, interpellant et retenant l'attention du lecteur après plusieurs passages simplement illustrés par des scènes ou des portraits devant lesquels nous nous posions en tant que spectateurs passifs.

Nous trouvons ensuite deux images associées puisque sensiblement identiques. Sur la première apparaît le Chat du comté de Chester posé sur une branche, dessiné de façon très nette ; la seconde image représente exactement la même scène avec le chat de Chester partiellement effacé et dont seule subsiste une vague silhouette esquissée de quelques traits. Alors que la première image nous présente le chat sur sa branche, la deuxième permet de l’imaginer en train de disparaître : nous devons souligner à cet égard l’astuce de mise en page effectué dans cette édition 1000 Soleils, puisque les deux figures sont situées exactement au même endroit dans deux pages impaires successives.

Chez les fous

L’illustration suivante correspond au passage d’Alice chez les fous (soit le Lièvre de Mars, le Chapelier et le Loir). Il s’agit, d’une image non-encadrée, dans laquelle sont présentés les quatre personnages autour d’une table, et de manière très conventionnelle. Cette scène semble illustrer cette partie du texte dans sa globalité, sans se référer à un événement particulier, puis nous constatons que les deux illustrations suivantes se rapportent au contraire à des passages bien précis : le Chapelier chantant et le Chapelier et le Lièvre de Mars tentant d’introduire le Loir dans la théière. Cette différence de rapport image / texte rompt là encore la monotonie des illustrations se succédant.

Par ailleurs, en ce qui concerne ces deux dernières images, elles apparaissent toutes deux sans cadre, ce qui les assimile plus facilement au passage précis auxquelles elles se réfèrent (créant même graphiquement un effet de zoom au sein d’un plus vaste décor). Nous remarquons encore que la scène du Chapelier et du Lièvre essayant d’enfoncer le Loir dans la théière est un passage mineur au sein du texte, évoquée en moins d’une ligne (même si c’est là la dernière action du passage d’Alice chez les fous). Sa représentation imagée est peut-être due au goût de l’illustrateur pour cette scène, ou à une recommandation spécifique de Carroll à Tenniel.

L’arrivée dans le jardin royal

Revenons désormais aux illustrations de Carroll et à l’édition « la Pléiade ». On remarque que la fin de la scène d’Alice se métamorphosant et retrouvant sa taille normale est similaire à la fin du chapitre 7 de l’édition 1000 Soleils : Alice arrive dans le jardin royal, après avoir retrouvé la salle du départ en ayant ouvert et franchi une porte incrustée dans un arbre. Alors que Tenniel ne semble pas s’être intéressé à ce passage, Carroll nous livre une représentation d’Alice confrontée à la porte dans l’arbre. Cette illustration est encadrée, ce qui, outre le fait de briser la succession d’images non-encadrées, permet à l’artiste de répartir distinctement les masses encrées dans une surface définie : distinct des branches enchevêtrées dans la partie supérieure du rectangle et du tronc contenant la porte dans la partie gauche du rectangle, le personnage d’Alice (une fois de plus représenté entièrement) est rapidement identifiable. Cette mise en avant très nette du personnage dans son cadre est l’une des particularités de l’illustration enfantine moderne, développée à partir de cette deuxième moitié de XIXe siècle, après que l’on se soit rendu compte que la perception imagée de la réalité était bien plus ardue pour l’enfant que pour l’adulte. Une meilleure compréhension de l’image passait donc par la distinction précise de ses différents élements.

Les deux éditions proposent ensuite une illustrations du passage dans lequel les jardiniers-cartes à jouer peignent les rosiers blancs en rouge. La disposition des trois jardiniers autour du rosier est ici la même dans les deux images. Mis à part le style des deux dessinateurs, une grande différence subsiste cependant dans la représentation des personnages : alors que Carroll nous montre de simples cartes à jouer munies de pieds et de bras filiformes, Tenniel s’est attaché à leur ajouter une tête et à représenter leurs membres avec un grand réalisme. Là encore l’interprétation de Tenniel est loin de restituer la forme étrange et inquiétante des cartes à jouer de Carroll. Le caractère absurde et fantastique du conte manque à nouveau chez le caricaturiste. En outre, cet ajout d’une tête aux cartes à jouer crée une différence d’interprétation importante, puisqu’il s’agit dans la suite du récit de leur couper la tête : il est évident que le sens du texte varie selon qu’elles en possèdent une ou non…

Le Roi et la Reine

Nous trouvons ensuite dans les deux livres le même passage illustré. Il s’agit de l’arrivée du Roi et de la Reine. Dans les deux cas, l’encadrement de l’image semble avoir pour fonction de se limiter à la simple vision des époux royaux, d’Alice et du Valet de Cœur portant la couronne, au sein d’une scène en réalité beaucoup plus vaste, dans laquelle apparaît toute la Cour Royale. En effet la représentation totale de la scène n’aurait pas permis de focaliser notre attention sur les époux royaux et Alice.

Malgré cette similitude, des différences importantes existent entre les deux illustrations. Il s’agit avant tout des personnages représentés : Tenniel s’est attaché à reproduire en arrière plan une partie de la Cour Royale, de façon très académique et réaliste, mais Carroll s’est limité à nous représenter uniquement le Roi, la Reine, le Valet de Cœur, Alice et les trois cartes couchées au sol. Cette dernière représentation, moins chargée, apparaît bien plus irréelle et mystérieuse. Cet aspect est d’ailleurs accentué par la représentation du Valet de Cœur en déséquilibre, portant une couronne aussi grande et sûrement bien plus lourde que lui : on retrouve ici l’instabilité chère à Lewis Carroll, déjà présente dans l’illustration de Père William faisant la chandelle (se reporter à l’étude de cette illustration, chapitre suivant de cette partie). En comparaison, le Valet de Cœur que nous montre Tenniel est beaucoup plus rigide, portant avec le sourire et une apparente facilité une couronne de taille normale totalement dénuée de « non-sens ».

Enfin, remarquons encore l’étrange disposition des cartes à jouer posées sur le sol : élément important de l’image chez Carroll, elles deviennent difficilement identifiables chez Tenniel, sans pour autant y gagner en singularité (nous pouvons à la limite les confondre avec un dallage quelconque).

La partie de croquet

L’illustration qui suit dans l’édition « la Pléiade » nous montre la partie de croquet. Cette scène n’a pas été reprise par Tenniel, et possède en outre les mêmes dimensions que l’illustration qui la précède : entourée elle aussi d’un cadre, elle semble donc accompagner directement la scène précédente, à l’instar des images relatives au passage d’Alice dans la mare aux larmes. Dans le même ordre d’idées, tout comme nous avons pu constater la tendance de Carroll à représenter des scènes plus animées et plus vivantes que celles choisies par Tenniel, cette illustration nous montre une quantité étonnante de petits personnages ayant chacun une action individuelle : l’un souffle sur son hérisson, l’autre tente de maintenir son flamand, tandis que certains semblent même en mesure d’entamer quelque jeu érotique (personnages du coin inférieur droit de l’image) 7… Ce principe de représentation graphique de la simultanéité, cher à Bruegel ou à Jérôme Bosch, permet au dessinateur de traduire facilement une atmosphère confuse et animée. Par ailleurs, Alice se distingue malgré tout aisément des autres personnages grâce à sa taille légèrement supérieure et à son expression neutre contrastant avec les attitudes excentriques des autres individus.

L’illustration suivante qui représente Alice portant un flamant avec à ses pieds un hérisson, est la même dans les deux éditions. C’est une image non-encadrée, sans doute afin d’éviter à nouveau la monotonie dans la succession des illustrations (dans les deux livres, l’illustration précédente est encadrée). Hormis le style, et comme d’habitude l’absence de paysage et de perspective chez Carroll, les deux images diffèrent néanmoins de par l’attitude d’Alice envers son flamant et la disposition des deux protagonistes. En effet, lorsque Carroll représente Alice regardant le flamand de haut (son visage est situé au-dessus de la tête de l’oiseau), Tenniel place la tête du flamant au-dessus du visage d’Alice, ce qui bouleverse la signification de l’image. Alors que l’illustration de Carroll transmet un sentiment d’amusement d’Alice à jouer avec le flamant, celle de Tenniel se caractérise par une certaine hostilité.

 

Un passage absent de l’édition « la Pléiade » : l’apparition du Chat

L’édition 1000 Soleils propose ensuite deux illustrations correspondant, comme dans les chapitres 6 et 7, à des passages rajoutés par Carroll et n’apparaissant pas dans les aventures d’Alice sous terre. On y trouve d’une part l’image de la tête du Chat qui apparaît dans le ciel. Cette vision de Tenniel est très particulière, puisqu’elle la représente au-dessus du Roi, de la Reine et du bourreau, avec en arrière plan la foule mais sans qu’Alice ne soit visible : il semble donc que le dessinateur nous expose la scène avec le regard de la fillette. Précisons également que cette image est celle dont est tiré l’agrandissement figurant sur les pages de garde du livre. Elle est ici encadrée et alterne une nouvelle fois le rythme des images encadrées / non-encadrées.

L’illustration suivante est elle aussi relative à un passage absent de l’édition « la Pléiade » dans lequel Alice discute avec la Duchesse. Comme plusieurs interprétations de Tenniel, il s’agit d’une image de type « portrait », sans action particulière, pouvant donc se rattacher à l’ensemble du paragraphe. Figurant en première page d’un nouveau chapitre, le chapitre 9, elle est donc à mettre en corrélation avec les illustrations des débuts de chapitre 1, 3, 5, 6 et 8, fonctionnant sur ce même principe de présentation d’une scène à venir.

La rencontre avec le Griffon et la Simili-Tortue

Les illustrations suivantes font référence au même passage du récit dans les deux éditions. Il s’agit de la rencontre d’Alice et des deux monstres que sont la Simili-Tortue (aussi appelée par Parisot la Tortue fantaisie) et le Griffon. La première de ces images révèle dans les deux livres le Griffon couché sur le sol, tel un chien : qu’il s’agisse de la représentation de Carroll ou de celle de Tenniel, elle rappelle dans les deux cas des illustrations de type « scientifique », comme issues d’un bestiaire fantastique. Ces deux images n’ont donc pas de lien précis avec le texte, si ce n’est celui de nous présenter visuellement le monstre.

L’illustration suivante dans l ’édition « la Pléiade » possède ces même caractéristiques : elle nous montre la Simili-Tortue à la manière d’un ouvrage de référence zoologique, perception accentuée par l’absence de cadre (il en est de même pour l’image précédente). Dans l’édition 1000 Soleils, l’intervention de Tenniel à partir de ce passage est assez différente : encadrée, l’image nous expose une scène spécifique, et non plus des personnages sans actions particulières. Il s’agit d’Alice et du Griffon écoutant la Simili-Tortue raconter son histoire en pleurant. On observe au passage la posture très humaine du Griffon, ce qui tranche singulièrement avec sa représentation dans une posture « animale » évoquée précédemment.

Le quadrille des homards

Le passage suivant, dans lequel la Simili-Tortue et le Griffon expliquent à Alice ce qu’est la danse du quadrille des homards, est illustré différemment dans les deux éditions. Ainsi, Lewis Carroll s’est particulièrement attaché à représenter les deux monstres dansant, et ce sur deux images. La première, munie d’un cadre, nous montre le Griffon et la Simili-Tortue en train de sauter dans les airs ; Alice est également représentée dans la partie inférieure du rectangle, mais très réduite, comme si elle se trouvait très loin du couple de monstres. Il est probable que cette disposition des deux « danseurs » occupant les trois quarts de l’image, accentuée par le cadre qui focalise matériellement l’attention du lecteur, ait pour fonction de les mettre en avant, et peut-être de témoigner d’un sentiment d’oubli (ici, plus précisément l’oubli d’Alice) provoqué par la danse. Cependant, nous pouvons constater que la seconde illustration relative à cette danse est totalement différente : sans cadre, elle nous présente en son centre la fillette assise sur un rocher, avec à ses côtés les deux animaux à sa hauteur. Ces présentations très contrastées de la même scène ont peut être pour but de retranscrire un effet de changement et de variation pouvant se rapporter aux différents mouvements de la danse.

En ce qui concerne l’illustration de Tenniel, elle possède déjà une légère différence de fond, puisque ne se rapportant pas directement à la danse du quadrille des homards mais au poème que récite Alice alors troublée par le mot « homard ». Il s’agit de l’image d’un homard faisant sa toilette, comme dans le poème déformé. Cette image, une fois encore organisée selon la structure typique du portrait (occupation de l’espace par l’animal, découpage de l’image selon deux diagonales - l’une suivant sa pince gauche, l’autre suivant son corps -, effet de perspective, etc.), semble avoir pour fonction de présenter une scène et non de faire vivre, comme chez Carroll, une action au lecteur. En outre, elle permet, en illustrant le poème d’Alice déformé par une « obsession du homard », de se rapporter au titre du chapitre, « Le quadrille des homards » 8.

Le procès

Les illustrations qui suivent dans les deux éditions sont relatives à la même scène : il s’agit du Lapin blanc en train d’appeler la population à l’aide d’une trompette. Les deux images sont néanmoins très différentes. La représentation de Tenniel, tout d’abord, est non-encadrée, rappelant directement la première illustration du récit : malgré un changement de vêtements (le blouson-gilet pour la cape de messager), d’instruments (la canne de promeneur pour la trompette) et d’action (il regarde sa montre / il souffle dans sa trompette), la vision du Lapin procède du même style de portrait. L’illustration de Carroll est au contraire encadrée et représente le Lapin soufflant dans une trompette géante, avec devant lui un valet aux mains attachées (l’accusé d’un procès) et derrière lui le trône royal, avec en arrière-plan une foule de visages entremêlés. Signalons également la présence du parchemin posé dans le coin inférieur droit du rectangle, renforçant l’idée de panique et d’empressement du procès. Alice n’étant pas présente dans la scène, nous pouvons supposer, comme lors de l’apparition de la tête du Chat de Chester, qu’il y a ici utilisation de la « focalisation zéro », terme littéraire signifiant que nous sommes à la place du personnage. Nous pouvons dès lors remarquer que cette image a sans doute été utilisée par John Tenniel qui en a fait deux compositions : celle du Lapin Blanc évoquée précédemment, et celle du début du livre, face à la « note au lecteur ».

Une fin rallongée dans l’édition 1000 Soleils

Enfin, nous arrivons aux dernières pages du récit, assez différentes selon les deux éditions : en effet, la version des aventures d’Alice sous terre fut passablement rallongée lorsque Carroll la transforma en aventures d’Alice au pays des merveilles. Ainsi, alors que l’édition « la Pléiade » ne comporte plus qu’une seule illustration, relative à la colère de la Reine envers l’impertinence d’Alice, et représentant la souveraine surélevée par rapport à la tête de la fillette vue de derrière, l’édition 1000 Soleils comprend encore cinq images. Si la fin du récit reste la même (suite à la colère de la Reine, les cartes se rabattent sur Alice qui se réveille), Carroll a préféré faire durer le procès un peu plus longtemps dans la version définitive du conte.

Nous trouvons donc ensuite deux illustrations relatives à l’intervention du Chapelier durant le procès. Bien que dessinées suivant le même modèle, c’est-à-dire sans cadre, avec uniquement le personnage des pieds à la tête et sans décors, les deux images se complètent suivant un principe de stabilité / mobilité. En effet, si dans la première des deux illustrations le Chapelier est immobile et se contente de parler (il a la bouche largement ouverte), nous pouvons dans la seconde le voir s’enfuir en courant, ce qui permet de créer chez le lecteur un sentiment d’activité succédant à un état de stabilité : le mouvement du Chapelier est ainsi mis en valeur.

L’illustration suivante se rattache au passage dans lequel Alice grandit et renverse le banc des jurés du tribunal royal. Cette scène est représentée en première page du chapitre 12, dernier chapitre du livre : cette disposition par rapport au texte a sans doute pour fonction d’aiguiser la curiosité du lecteur en lui montrant avant la dernière étape de sa lecture une action violente, capable de concentrer son attention, de ménager le suspens.

Enfin, les deux dernières illustrations de John Tenniel, combinées à celle que nous venons d’évoquer, construisent encore la succession des images selon un rythme alternatif non pas régulé par l’encadrement ou le « non-encadrement », mais cette fois inspiré par la nature de l’image : « action / portrait / action ». En effet, l’avant-dernière illustration du récit est un portait du Roi sur son trône, immobile, et la dernière illustration représente Alice en train de se faire ensevelir par les cartes, se protégeant de son bras droit, dans une atmosphère de panique complète (les animaux courent dans tous les sens à ses pieds, c’est du délire).


1 pages de garde : il s’agit traditionnellement de deux pages blanches constituant un feuillet que l’on trouve au début et à la fin d’un volume ; par extension, nous pouvons ici les définir comme les pages précédant la page de faux-titre

2 se dit d’une illustration tronquée par les limites de la feuille sur laquelle elle est imprimée

3 Lori : oiseau grimpeur, sorte de perroquet de l’Inde ; par ailleurs, évoque dans le conte Lorina, la sœur aînée d’Alice Liddell

4 titre traduit par « Une course à la Comitarde et une longue histoire » par Henri Parisot ; le mot anglais « caucus », conservé par Papy dans sa traduction utilisé par l’édition 1000 Soleils, signifie en fait: « comité électoral, clique politique »

5 les références aux chapitres concernent dans tous les cas le texte original Alice au pays des merveilles (sauf indication contraire)

6 Il s’agit de la déformation du poème « Vous êtes vieux, père William » et des déformations du corps d’Alice.

7 Nous pouvons noter que cette manifestation érotique semble correspondre à l’ambiguïté de « l’esprit carrollien » ; sans pour autant s’engager dans une psychanalyse sauvage, il faut savoir que les sentiments de Carroll à l’égard de certaines fillettes étaient souvent proches du sentiment amoureux. Il y a donc peut être dans ce dessin, qui s’adresse à des enfants et plus particulièrement à Alice Liddell, l’expression d’un fantasme… Par ailleurs, remarquons qu’il s’agisse du « non-sens » propre à Carroll ou de « sensualité » dans cette scène, le « sens » est dans les deux cas nuancé.

8 Remarquons à titre d’anecdote que Lewis Carroll a sans doute pensé ici au Quadrille des Lanciers, type de danse à quatre danseurs apparue en Angleterre en 1815. En effet, « homard » se dit en anglais « lobster », et « lancier », « lancer » : il y a donc une certaine similitude de prononciation entre les deux mots anglais, qui ne peut se rendre en français. (d’après Jacques Papy)