Nous allons maintenant étudier
lillustration de John Tenniel se rapportant au passage du texte suivant 1
(dans le poème quAlice récite à la chenille, chapitre 5) :
« Vous êtes vieux, Père William, dit le jeune homme ;
Voyez, déjà vos cheveux sont tout blancs,
Or, sans arrêt vous faites la chandelle ; en somme,
Ça nest pas très normal, à soixante ans. »
Comme nous le verrons, il sagit dune image se voulant fantaisiste, illustrant
non pas le conte même dAlice au pays des merveilles mais plutôt une
« histoire dans lhistoire ». Sa comparaison avec lillustration de la même
scène par Carroll nous permettra ensuite de comprendre comment les interprétations
graphiques dun même récit peuvent diverger.
Lillustration de John Tenniel
Il sagit là dune illustration en noir et blanc délimitée par un cadre rectangulaire. On remarque avant tout, au premier plan, deux personnages se démarquant nettement du reste de limage. Le personnage de gauche, jeune et maigre, tient dans sa main droite une fourche quil porte sur son épaule. Il est coiffé dun petit chapeau rond, et est habillé dune chemise pour le haut, et dune salopette pour le bas. Il porte également des chaussettes ornées de rubans noués, et des chaussures. Sa tête est tournée, et sa main gauche tendue, vers le personnage de droite.
Le personnage de droite est quant à lui dans la position « du poirier », cest-à-dire les pieds en lair et la tête en bas, les mains appuyées sur le sol. Sa blouse lui tombe sur le visage et nous le cache, découvrant par contre son gilet et son embonpoint. En outre, il porte un pantalon, des chaussettes apparentes et des chaussures. On remarque que le sol sur lequel les deux personnages sont situés est plat, comme de lherbe finement taillée.
Au deuxième plan de cette image, on remarque encore une sorte de grand râteau appuyé contre une meule de foin, et situé entre les deux personnages. On distingue également deux autres meules de second plan aux extrémités droite et gauche de limage, et dont les représentations sont partiellement tronquées par le cadre.
Le reste de limage est composé de plusieurs meules disposées dans différents plans (on compte en tout quatorze meules visibles dans cette image). Tout à fait au fond de limage, dans lhorizon, on devine une sorte de forêt ou de petit bois composée de petites masses sombres qui rappellent la forme des arbres.
Afin danalyser cette image avec rigueur, il me semble préférable de la commenter plan par plan (voir animation "décomposition des plans"). Ainsi, comme nous lavons vu, on constate tout dabord la présence au premier plan des deux personnages. Commençons par celui de gauche. Il est vêtu, tout comme le personnage de droite, de manière très conventionnelle, conformément aux pratiques de lépoque et du milieu (le milieu paysan, puisquils sont dans un champ) ; en outre, la fourche quil porte sur son épaule lassocie totalement au paysage. Néanmoins, ce qui nous frappe immédiatement, cest lexpression de son visage et son geste de la main gauche vers le personnage de droite : on devine facilement ce que lassociation de limage au texte (puisquil sagit de lillustration dun récit) nous prouve, à savoir que ce personnage parle ou sapprête à parler.
Ce premier élément, auquel nous pouvons ajouter laccoutrement classique des personnages, nous rassure, mettant en exergue le côté humain de la scène. Lillustration va donc pour la première fois à lencontre du texte de Lewis Carroll. En effet, il est intéressant de signaler que la partie du récit se rapportant à cette image est un morceau de poème classique parodié, transformé (et donc détruit) par Carroll 2. Cet aspect destructeur, ainsi que labsurdité et le fameux « non-sens » qui caractérisent luvre de Carroll sont donc non seulement ignorés, mais franchement inversés pour finalement nous présenter, par lintermédiaire de Tenniel, une vision réaliste et tranquillisante du récit.
Dans le même ordre didée, lorsque lon observe le personnage de droite, qui mimant la scène du poème de Carroll, est renversé sur la tête, on saperçoit de par la position très droite de son corps, soutenu notamment par ses mains, mais aussi de par lexpression ordinaire du personnage de gauche qui le regarde, que son état déquilibre, qui devrait passer pour anormal, sévertue à demeurer naturel : en tant quobservateurs, nous ne sommes donc pas amenés à nous interroger sur la perte de sens de limage, ce qui là encore semble être une contre-interprétation du texte de Carroll.
Dautres éléments évoquent également un certain réalisme, ou peuvent même symboliquement nous rassurer directement, dans cette image de John Tenniel. Ainsi, au deuxième plan, nous pouvons remarquer le grand « râteau » situé entre les deux personnages : au delà de sa fonction graphique qui permet à limage dêtre séparée en deux, et donc au regard de mieux discerner les deux parties de la scène (celle avec le personnage de gauche et celle avec le personnage de droite - voir animation "Construction de l'image", bouton rouge -), on saperçoit que le râteau est sereinement posé contre une meule, les dents pointées vers le sol. Linstrument, pointu et dangereux, est donc mis momentanément hors détat de nuire, ce qui peut avoir pour fonction de nous rassurer (nous pourrions dailleurs faire la même remarque au sujet de la fourche du personnage de gauche, pointée vers le ciel).
Au niveau des formes que contient cette image, elles sont plutôt circulaires, lidée de « rondeur » est très présente (voir animation "Construction de l'image", bouton vert). On sen rend compte essentiellement avec les quatorze meules du dessin, toutes arrondies, mais aussi, pour en revenir au premier plan et aux personnages, avec le ventre du personnage de droite (très rond et mis en valeur par sa blouse tombante) et par le chapeau rond du personnage de gauche. Cette circularité prépondérante nous renvoie au symbole de la Terre, et donc aux hommes : laspect humain, rationnel et réaliste de lillustration est ainsi très prononcé, toujours à lencontre du texte de Carroll.
Ces remarques sont également perceptibles lorsque lon analyse lagencement de lespace dans cette illustration. On saperçoit en effet, même si la ligne dhorizon nest pas techniquement déterminable avec précision (voir animation "Construction de l'image", bouton bleu), que les meules se rétrécissent avec la profondeur du champ (quil soit visuel ou agricole), et que le fond de limage, où nous pouvons théoriquement situer lhorizon, est moins précis, plus vague, nous donnant une impression évidente de perspective. Ainsi, la présence de cette perspective, accentuée par les positions détournées de trois quarts des deux personnages, évoque un espace rationnel, dans lequel lhomme sinscrit naturellement. Tenniel, en visant, à laide de la perspective, à conquérir la troisième dimension, tente sans doute datteindre une sorte d« épaisseur psychologique » : celle-ci semble vaine, une fois de plus déplacée par rapport au récit. En somme, même sil évite à son jeune public une confrontation sanguinolente avec la violence dun univers fantastique fortuit, le dessin « soigné » de Tenniel nincite ni au rêve, ni au rire, ni au délire, ni à linsoumission : bref, il sinscrit dans un univers bien loin de celui du pays des merveilles.
En ce qui concerne la technique utilisée par Tenniel, il sagit de la lithographie, dont il fut, comme nous lavons vu précédemment, lun des principaux investigateurs avec son « Ecole des Sixties ».
Cette technique, inventée pourtant à la fin du XVIIIe siècle, ne fut réellement mise au point que durant le XIXe siècle. Elle connut, après Tenniel et les années 1850, un rapide succès, concurrençant sérieusement les autres moyens de multiplication de limage (notamment la gravure sur bois de bout). Son utilisation par de nombreux caricaturistes (comme létait Tenniel, nous lavons vu), est sans doute dû à son prix de revient peu élevée, permettant une large diffusion.
Son principe consiste à dessiner sur une pierre de calcaire très fin et préalablement poncé, soit avec un crayon spécial, soit avec une plume et une encre contenant certaines matières grasses. On obtient ainsi une pellicule grasse qui repousse leau que lon étend sur la pierre à laide dune éponge en décapant la surface. Le tirage se fait ensuite en humectant la pierre et en déposant ainsi une mince couche deau sur les parties décapées : lencre passée au rouleau adhère sur les parties dessinées et respecte les parties humides.
En ce qui concerne le style de Tenniel, on note une grande liberté dans le trait, même si les ombres et les drapés sont encore réalisés avec des petits traits droits qui rappellent la gravure. Cette estampe est néanmoins plus proche du dessin. On perçoit notamment une sorte de rapidité et de nervosité dans certains traits, notamment dans la représentation du décor qui entoure les personnages.
Cette technique de la lithographie est une technique dimpression à plat, qui donna naissance par la suite à la technique de loffset (très utilisée actuellement).
Comparaison de lillustration de Tenniel avec lillustration originale de Carroll
Comparons maintenant lillustration de John Tenniel analysée précédemment avec lillustration de Lewis Carroll relative à la même scène. Il sagit démettre un jugement assez critique vis-à-vis de lillustration puisquelle possède une fonction, celle daccompagner le texte.
Lillustration de Lewis Carroll
Cette illustration de Lewis Carroll est extraite du premier manuscrit dAlice au pays des merveilles, intitulé Alices adventures under ground (« Les aventures souterraines dAlice ») étudié précédemment. Soulignons que Carroll était très soucieux de ses dessins, et que leur non-publication avec la première édition du texte (qui fut illustrée par Tenniel, rappelons-le) est uniquement due à son éditeur MacMillan qui len dissuada.
Nous pouvons penser que les dessins de Carroll, peu maîtrisés dans leur forme et, comme il le dira lui-même, « en rébellion contre toutes les lois de lanatomie et de lart », ne correspondaient pas aux goûts de ses contemporains et aux codes esthétiques en vigueur à lépoque. Néanmoins, cette représentation maladroite nest pas seulement due à lincapacité dont Carroll saccuse avec sévérité, mais aussi au souci de cerner au plus près sa pensée et de la représenter le plus fidèlement possible. Cest en cela que Tenniel a échoué.
Tout dabord, nous pouvons observer le style très épuré de Lewis Carroll : son trait est sauvage, impulsif, nerveux. Avec son manque de technique mais sa capacité dimagination, sa volonté dinvention et de sortir de limage unique pour raconter une histoire, il rappelle Rodolphe Töpffer 3. De plus, lorsque lon regarde le dessin de Carroll, on saperçoit quil ninterpose ni perspective, ni décor. Cette première description, si on la met en corrélation avec les remarques concernant la perspective anecdotique et le réalisme des décors chez Tenniel, rend bien mieux compte de latmosphère étrange et inquiétante du récit.
De plus, on constate que les personnages dessinés par Carroll sont agencés de manière assez irréelle et ambiguë, contrairement à ceux dessinés par Tenniel, qui de par leur réalisme nous offrent une scène sensée où tout effet dambivalence est supprimé.
Premièrement, le personnage de gauche est dans lillustration de Carroll en déséquilibre sur sa chaise, nous montrant ainsi par sa position impossible ce quest réellement le déséquilibre dont Père Guillaume devrait être la victime. Père Guillaume, cest-à-dire le personnage de droite, remplit alors pleinement son rôle en accentuant la sensation de vacillement général, se tenant retourné la tête en bas, renversé sur les deux mains.
En remettant le personnage de gauche sur ses pieds, Tenniel enlève à Carroll le « non-sens » qui est doser tenter le risque de la folie, le basculement. À cet égard, il est intéressant de noter que ce sens du renversement, ce parti-pris du monde renversé que Tenniel a éliminé, fait parti intégrante du monde de Carroll 4: ce nest pas seulement le sens du texte que Tenniel a bouleversé, mais le sens de tout ce quil y a aussi derrière luvre.
Par ailleurs, les personnages de Carroll, de par lexpression de leurs bouches, leurs yeux exorbités et leur absence doreilles, créent une sorte de silence et deffroi dont les personnages de Tenniel nous éloignent passablement. On le voit, lun des personnages de Carroll, celui de gauche, va même jusquà tirer sur ses cheveux, illustrant à quel point le récit peut être lui aussi « tiré par les cheveux » (oui, bon, la remarque est peut-être un peu excessive ). Les personnages de Carroll, avec leurs vêtements sobres et intemporels demeurent des personnages imaginaires, impossibles à identifier socialement : en les habillant de vêtements, Tenniel les habille aussi socialement, éliminant ainsi toute forme de paradoxe.
Enfin, nous pouvons ajouter à titre anecdotique que Carroll ne fut jamais réellement satisfait des illustrations de Tenniel. Même si lécrivain dessinait en somme par procuration grâce au caricaturiste, les dessins de ce dernier nont malheureusement pas cet élément de surprise et de ravissement mais aussi dentorse au bon goût et au culte du beau qui caractérisent ceux de Carroll. Toutefois, à la décharge de Tenniel, précisons que Carroll, même sil manquait de confiance en ses dessins, avait grande confiance en son propre jugement, et quil devenait rapidement (selon Tenniel) « impossible », harcelant sans cesse lillustrateur de conseils, de recommandations, de compliments, dinjonctions, de desiderata et de consignes strictes.
Conclusion partielle
En conclusion de cette comparaison des deux premières représentations illustrées du conte, celle de Lewis Carroll et celle de John Tenniel, nous relevons déjà une première différence dinterprétation du récit. Alors que Carroll tente dillustrer non pas véritablement le conte, mais plutôt latmosphère quil véhicule, les sentiments dAlice devant un monde instable et proche de la folie, Tenniel sattache davantage à « rationaliser » les scènes de lhistoire, et à les situer dans des paysages réels, explicables et expliqués.
Pour se référer à lanalyse de lillustration de Tenniel, il semble alors que ses images ne nous fassent plus croire que rien nest impossible, devenant une sorte de pléonasme du récit et faussant son impact. En comparaison, les illustrations originales de Carroll restituent bien mieux, à mon sens, latmosphère étrange et ambigüe du pays des merveilles : peut-être est-ce dû au fait que Carroll ait suffisamment eu de choses à dire par écrit pour ne pas être devenu excessivement narratif par limage ? Peut-être est-ce aussi lattitude que lon dit « draconienne » et très scrupuleuse que Carroll entretenait avec son illustrateur qui finalement surchargèrent de détails anecdotiques et inutiles (voire trompeurs) les images du conte ?
Quoi quil en soit, il est intéressant de souligner à travers le développement de cette étude comparative limportance de limage et sa vocation narrative. Mode dexpression différent du récit, limage est néanmoins, selon Marion Durand et Gérard Bertrand 5, déchiffrée oralement par lenfant. On comprend dès lors pourquoi ce conte, dabord raconté oralement par Carroll un après-midi dété lors dune promenade en barque, est particulièrement adapté à lillustration. Limage prend sa place assez naturellement aux côtés du texte et le complète : un dialogue sinstaure à laide dillustrations in-texte ou hors-texte.
Enfin, nous pouvons conclure cette analyse en signalant que ces deux visions deux écoles dillustrateurs ultérieurs : ceux qui comme Carroll ont préféré interpréter des sensations et développer le « non-sens » du récit, et ceux qui comme Tenniel ont préféré sen tenir à une représentation réaliste et rigoureuse des aventures dAlice.
1
chapitre 5, page 70 dans lédition 1000 Soleils ; chapitre 3, page 211
dans lédition « la Pléiade »
2
Ainsi, le poème original, écrit par Robert Southey (1774-1843) dit :
« Vous êtes vieux, Père William, dit le jeune homme,
Et vos cheveux grisonnent tout à fait ;
Pourtant, vous êtes vigoureux et très alerte :
Père, dites-moi pourquoi, sil vous plaît. »
3
pédagogue genevois, contemporain de Carroll, considéré comme le père de
la bande dessinée
4
en effet, Carroll utilisait parfois une écriture inversée (lécriture-miroir,
que lon pouvait lire dans un miroir), ou remontait à lenvers les boîtes
à musique de sa collection, ou encore dessinait des petites scènes qui, retournées,
produisaient dautres situations ; en outre, nous pouvons également nous reporter
à son pseudonyme, Lewis Carroll, qui nest autre que linversion de la traduction
latine de ses deux prénoms (Charles Lutwidge, soit Carolus Ludovicus, soit
Lewis Carroll)
5
in Limage dans le livre pour enfants, LÉcole des Loisirs, Paris,
1975