La version du conte éditée par Aubier en 1986

Présentation

Cette version d’Alice au pays des merveilles tient compte de la traduction d’Henri Parisot et des illustrations de Ralph Steadman. Il s’agit là d’une édition comportant également la suite des aventures d’Alice, De l’autre côté du miroir (et ce qu’Alice y trouva), suivie de la Chasse au Snark. L’ouvrage contient donc 120 illustrations dont 41 pour les aventures d’Alice au pays des merveilles. Notons que les images du conte qui nous intéresse ici sont toutes en noir et blanc.

Par ailleurs, même si cette édition date de 1986, il faut savoir que les illustrations de Steadman sont parues pour la première fois en Angleterre en 1968. Le livre reçut alors en 1972 le Prix Francis Williams qui récompensait le meilleur livre illustré des cinq dernières années. Enfin, en ce qui concerne le prix de cet ouvrage, il est de 260 F.

L’illustrateur Ralph Steadman

Ralph Steadman est né à Cheshire, en Angleterre, en 1938. Après des études à l’East Ham Technical College et à l’École des Arts Graphiques de Londres, il travaille à son compte comme peintre, caricaturiste et illustrateur pour la plupart des grands journaux et magazines anglais et américains. De part sa vocation de caricaturiste, nous pouvons facilement le comparer à Tenniel. En outre, dans ses livres pour enfants (ce dont ne fait pas partie sa version d’Alice au pays des merveilles), qui dégagent une atmosphère féerique et fantastique, le dynamisme explosif de ses dessins politiques devient presque imperceptible.

Description physique du livre

Pour en venir à l’aspect matériel du livre, il comporte en tout 336 pages, dont 113 pour la partie relative à Alice au pays des merveilles. À ce propos, il ne sera fait référence dans cette étude qu’à cette partie spécifique de l’ouvrage, de manière à ce que les éléments de comparaison choisis restent cohérents par rapport aux autres éditions. En outre, le format du livre est le format A4 de 297 x 210 mm, et sa couverture cartonnée est recouverte d’une jaquette en Rhodoïd. Le type de reliure utilisé est le « cousu-collé », renforcé à l’intérieur par une bande de papier collée entre les pages de garde et la couverture, ce qui lui assure une grande solidité.

Graphiquement, la jaquette est composée d’une illustration issue du livre se prolongeant sur le dos et la quatrième de couverture. Il s’agit d’une image pleine-page à bords perdus, en couleurs (elle possède de simples reflets jaunes et verts), issue du conte De l’autre côté du miroir (et ce qu’Alice y trouva) et représentant Alice dans une barque - c’est ce que nous voyons en couverture - et une brebis en train de tricoter - c’est ce que nous voyons en quatrième de couverture -. L’intervalle entre les deux personnages constitue le dos du livre, et nous pouvons signaler à cet égard que le dessin est ici éclairci, comme s’il avait été gommé, ceci afin que les inscriptions en dos soient correctement lisibles.

À propos de ces inscriptions, elles indiquent sur le dos le nom de l’éditeur, le titre du livre (Tout Alice), les noms de l’auteur et de l’illustrateur : il est intéressant de noter que ces mentions apparaissent comme si elles avaient été manuscrites par Steadman, reprenant la même forme et les mêmes caractères que sa signature. C’est également le cas en couverture, où sont indiqués le titre complet du livre (Tout Alice et la Chasse au Snark), le nom de l’auteur et la mention « illustré par Ralph Steadman » ; l’éditeur n’est pas mentionné. L’effet d’identification visuelle est donc créée par l’écriture de Steadman : ainsi, il ne peut s’appliquer qu’à deux livres : celui-ci et un autre ouvrage écrit et illustré par Steadman, L’arme à l’œil, édité par Aubier en 1984. Ceci prouve l’importance de l’illustrateur, dont les deux livres bénéficient d’une sorte d’effet-collection.

Ainsi, l’intérêt du livre est tout entier dans les illustrations, comme dans les éditions illustrées par Ross ou Claveloux ; on ne choisira pas ce livre si l’on veut uniquement lire le conte de Lewis Carroll. En outre, le fait que ce soit l’écriture manuscrite de l’artiste qui donne au livre un signe distinctif affirme rapidement l’idée d’art graphique comme sujet important.

Les images par rapport au texte

Lors de cette étude des différentes scènes illustrées par Steadman, je m’en remettrai parfois à l’introduction rédigée par lui en 1968 dans laquelle la plupart des représentations sont expliquées brièvement. Ces indices sont en effet très précieux si l’on veut saisir toute l’ampleur du sens critique des illustrations de Steadman.

Le début du conte

La première illustration de Steadman, comme chez Tenniel, est un portrait du Lapin Blanc. Elle s’inscrit dans la surface totale de la page 15, juste en dessous de l’énoncé du premier chapitre qui est disposé entre les oreilles du Lapin. Comme le signale Steadman, cette représentation d’un personnage « inquiet du temps qui passe, toujours pressé, agité » est en fait une caricature du « banlieusard qui travaille en ville ». Sa grosse montre, son petit parapluie et son chapeau sont à cet égard d’importants signes distinctifs. Il est intéressant de noter que la plupart des illustrations de Steadman sont ou font référence à la caricature. Cette discipline, nous l’avons vu, était l’un des genres de dessin préférés de Carroll. Par ailleurs, en faisant d’emblée commencer le récit par cette image, Steadman procède à une première intrusion sociologique, se référant à une classe socioprofessionnelle.

Cette illustration est suivie d’une représentation d’Alice tombant dans le terrier du Lapin. Cette image en hors-texte et à bords perdus se caractérise essentiellement par les deux bandes noires verticales qui la délimitent à droite et à gauche et qui peuvent évoquer non seulement les ténèbres profondes dans lesquelles Alice est en train de tomber, mais aussi les bords d’une pellicule de film cinématographique défilant à grande vitesse et nous faisant alors ressentir le mouvement de la chute de la fillette.

Steadman a ensuite représenté, à travers une petite image in-texte, Alice entrouvrant le rideau derrière lequel se trouve la porte deux fois plus petite qu’elle. Elle est suivie deux pages plus loin d’une autre illustration in-texte représentant la table de la première salle dans laquelle tombe Alice. Cette image se distingue avant tout par la représentation de la bouteille dont la forme est celle d’une bouteille de Coca-Cola. Pour ma part, il y a là une évocation de la tentation (péjorativement parlant) à travers ce symbole du capitalisme américain : Steadman nous fait part de son sentiment en situant dans ce conte plus que centenaire un détail se rapportant à la société contemporaine, ce qui dénote d’une interprétation poussée et actualisée du conte.

Enfin, une illustration relative au passage dans lequel Alice se met à grandir apparaît en hors-texte page 22 : l’intérêt de cette représentation est qu’Alice grandit ici simultanément en hauteur et en largeur.

L’épisode de la mare de larmes

Ce passage de la mare de larmes fait l’objet de deux illustrations in-texte. La première est très intéressante puisqu’elle représente Alice en train de pleurer tout en rétrécissant. C’est là, d’après ma connaissance non exhaustive des différentes éditions du conte, l’une des seules images s’attachant à la simultanéité des deux actions. Selon un principe déjà vu chez Claveloux, Steadman a donc décomposé le mouvement, et ce de façon très simple : il a d’abord reproduit une image d’Alice pleurant en cinq exemplaires de tailles différentes, puis il a aligné ces images dans un ordre décroissant. Ainsi, Alice est de plus en plus petite, mais son attitude inchangée et ses yeux clos pleins de larmes nous font penser qu’elle ne prend pas immédiatement conscience de sa métamorphose.

Cette image est suivie d’une autre illustration in-texte représentant très sobrement la Souris en train de nager dans la mare, ici représentée par un simple filet coupé à droite et à gauche par les bords de la page : l’effet de mise en page est très vivant car il permet un rapport matériel étroit entre le texte et l’image.

La rencontre avec les animaux

Cette scène de la rencontre d’Alice avec les animaux n’est l’objet que d’une seule illustration. Elle est disposée sur trois quarts de la double-page 32-33, le premier quart étant réservé, comme nous le verrons lors de l’analyse de la mise en pages, à la fin du Calligramme se rapportant au discours de la Souris. Elle représente l’assemblée des animaux et Alice en train de se sécher, comme le rappellent quelques gouttelettes sur chacun des personnages. Elle se caractérise surtout par la représentation du Dodo, à travers lequel Steadman a voulu évoquer un archevêque « aussi mort qu’un dodo » comme le dit l’expression qu’il rappelle en introduction. Il est intéressant de noter qu’à travers les autres animaux, Steadman caricature également des gens qu’il connaît, ce qui n’est d’après lui « pas éloigné de la façon dont Lewis Carroll lui-même s’inspirait de ses amis et connaissances ».

Alice dans la maison du Lapin

Le passage illustré suivant est celui dans lequel Alice est coincée dans la maison du Lapin Blanc. Cette image est facilement comparable à l’illustration de Carroll se rapportant au même passage, car là aussi la petite pièce est schématisée par un cadre. En outre, nous retrouvons dans cette image une position de repli prenant appui sur la jambe droite : nous ressentons l’impuissance de la fillette à se libérer de sa « prison », puisque le cadre a l’air très solide et aurait déjà dû céder sous la pression de cette jambe.

Signalons également deux détails intéressant : d’une part le fond noir de l’image, qui évoque l’obscurité de la pièce et même le trouble psychologique que cette situation peut causer à Alice ; d’autre part, la présence d’une fenêtre ouverte en arrière-plan par laquelle nous pouvons apercevoir un coin de panneau publicitaire. Ce panneau procède du même principe que la bouteille de Coca-Cola évoquée précédemment, puisqu’il situe dans le conte un détail contemporain, permettant à Steadman de critiquer de manière ironique le prix des appartements par rapport à leur surface (mise en corrélation du prix d’un loyer et de l’image de la jeune fille coincée dans un pièce trop étroite). Notons que cette ironie est d’après moi très proche de l’esprit carrollien.

Cette image est suivie par une représentation de Bill le Lézard jaillissant de la cheminée : là, c’est surtout la forme du dessin, par opposition au fond, qui domine. Ainsi, Steadman s’est attaché d’une part à donner une expression violente de panique au Lézard, et d’autre part à projeter sur le papier des taches d’encre afin de rendre compte à la fois de cette violence et de la poussière de suie.

Alice et le chiot

Nous pouvons trouver ensuite une représentation à bords perdus d’Alice confrontée au chiot, que Steadman illustre ici par un caniche. Le découpage de l’image a lieu suivant une diagonale matérialisée par une plante séparant Alice et l’animal. La fillette est donc située dans le coin inférieur droit de la page, comme repliée sur elle-même sous l’effet de la peur. Il est intéressant de remarquer que selon Steadman, l’illustration de Tenniel montrait un carlin car c’était le chien à la mode à l’époque, mais que le caniche est en 1968 le « substitut le mieux approprié ». Une fois encore, l’illustration du conte permet à Steadman d’extérioriser ses sentiments personnels.

Voici à cet égard ce qu’il écrit dans son introduction : « J’ai une certaine aversion pour les chiens. On dirait qu’ils ont emprunté tout ce qu’il y avait de pire dans la nature humaine. Ils sont plus humains que les êtres humains, et encore plus stupides. (…) Le chien est idéal pour assurer à l’homme une image de soi flatteuse. L’homme peut compter sur sa loyauté et son obéissance aveugle. Le chien salit le trottoir et pendant ce temps-là l’homme salit le reste de l’univers. » On reconnaît bien là le caricaturiste Steadman, habitué à poser un regard caustique sur les détails apparemment les plus innocents du monde.

La rencontre d’Alice et du Ver à soie

L’illustration relative à la rencontre d’Alice et du Ver à soie est située en in-texte sur deux pages. Elle représente Alice en arrière-plan derrière le champignon sur lequel est tranquillement assis le Ver à soie. Là encore, cette représentation donne l’occasion à Steadman de caricaturer un personnage stéréotypé de la société contemporaine (et surtout contemporaine de 1968), le jeune intellectuel. Ce Ver à soie fume donc du hasch, « il est pédant, il croit qu’il a quelque chose à dire et il change d’opinion comme le serpent change de peau ». Graphiquement, le narguilé 1 est alors remplacé par ce que nous pouvons considérer comme un « porte-joint », et les vêtements de l’animal rappelle l’apparence négligée des « babas cool » des années soixante-dix.

Le poème « Vous êtes vieux, père William »

Cette image est suivie des quatre illustrations relatives au poème « Vous êtes vieux, père William ». Ces illustrations sont dans leur agencement in-texte très proches de celles de Carroll ou de Tenniel, représentant les quatre scènes du poème (contrairement à la plupart des éditions). Dans le même ordre d’idée, notons la présence d’un cadre de style « art nouveau » permettant l’identification du domaine de la pensée et de cette reproduction d’actes abstraits. Par ailleurs, Steadman donne pour chaque image une position bien particulière aux deux personnages du poème ; ainsi, par exemple dans la première, le jeune homme s’appuie sur les jambes du vieillard comme il s’appuierait sur des béquilles que serait l’expérience. Le jeune homme symbolise donc la présomption de la jeunesse et père William les souvenirs d’un vieillard. Là encore, Steadman se sert de l’illustration pour nous faire part de ses sentiments personnels. C’est là l’intérêt du livre, dans cette vision différente du conte, ce qui témoigne de la prédominance de l’illustration dans cette édition.

Les transformations d’Alice

Les transformations d’Alice lorsqu’elle goûte au champignon font ensuite l’objet de trois illustrations in-texte. La première la représente avec la tête au niveau des pieds ; il semble que la transformation ait été violente comme en témoignent les nombreux traits réguliers dessinés au-dessus du visage de la fillette et exprimant l’idée de vitesse. Cette « violence » est peut-être à mettre en corrélation avec l’effet des champignons hallucinogènes, drogue à la mode dans les années soixante-dix, et dont Steadman aurait là encore actualiser la pratique dans le conte.

L’image qui suit, disposée sur la page 54 et la moitié de la page 55, nous montre Alice radicalement transformée, avec le cou très allongée. Cette métamorphose impressionnante est renforcée par une vue en « plongée », pour reprendre un terme cinématographique : nous apercevons en effet sur la page de gauche une vue aérienne et grossière du pays des merveilles, et la forêt d’où jaillit le cou d’Alice qui se prolonge jusqu’à sa tête apparaissant dans la page de droite, très nette et face au Pigeon en colère. Cette image est suivie d’une autre illustration, en pages 56 et 57, relativement identique, construite suivant le même procédé. Elle représente Alice dont le cou s’est entremêlé aux branches des arbres. Cette illustration est caractérisée par la confrontation dans le dessin de traits curvilignes (le cou d’Alice, certaines mèches de sa chevelure, les feuilles des arbres) et de traits rectilignes (certains cheveux de la fillette partant à travers l’image, tels des rayons, dans plusieurs directions).

Le chapitre six : chez la Duchesse et le Chat de Chester

En ce qui concerne ce chapitre six, il est illustré par les mêmes scènes que celles choisies par Tenniel. Ainsi, Steadman commence par représenter les deux Laquais, le Laquais-grenouille tenant dans ses mains une énorme lettre. Les deux personnages sont dans une posture bien étrange, le Laquais-grenouille auscultant l’intérieur de la bouche du Laquais-poisson… En y regardant d’un peu plus près, nous pouvons alors découvrir que les deux animaux sont attachés par les cheveux : cela ressemble fort à un hommage subtil aux dessins de Carroll, plus précisément celui étudié dans la partie précédente et dans lequel le jeune homme se tire les cheveux en regardant père William faire « le poirier ».

L’illustration qui suit représente l’intérieur de chez la Duchesse, avec les mêmes personnages aux mêmes emplacements que dans la lithographie de Tenniel : la cuisinière dans le fond à droite, la Duchesse avec le bébé en premier plan, au centre de l’image, et le Chat de Chester aux pieds de la Duchesse à droite. Seule Alice évolue ici derrière la Duchesse, en simple observatrice, alors que Tenniel l’avait placée en tout premier plan, comme participant à l’action. Par ailleurs, Steadman représente ici la cuisinière en train de lancer une casserole qui frôle la Duchesse, chose que Tenniel n’avait pas illustré. Comme dans certaines images antérieures, Steadman s’évertue une nouvelle fois à actualiser le conte grâce à l’illustration. C’est ainsi que la casserole est dotée d’un design moderne et que les personnages sont encore des caricatures de figures contemporaines stéréotypées.

Comme l’explique trivialement le dessinateur dans son introduction, la Duchesse est donc « une ex-starlette qui a épousé un aristocrate (…) une pute de haute volée qui est devenue une vieille peau (…) [dont la] minuscule cervelle a concocté une philosophie maison qui détonne dans le milieu raffiné qui l’entoure. » De même, la cuisinière « a trouvé la gloire dans sa cuisine et se prend avec bonheur pour une prima donna ». Les deux femmes sont alors habillées de façon moderne sans que cela ne soit pour autant une cause de rupture avec le récit : Steadman prouve ainsi que le conte de Carroll, en plus d’être universel, demeure intemporel.

Vient ensuite une petite illustration in-texte d’Alice aux prises avec le bébé devenu cochon, puis les deux images du Chat de Chester sur sa branche - une sorte d’échafaudage en bois -. La première de ces deux images nous montre ainsi le Chat de façon très nette, toujours souriant, Alice étant située sous son perchoir. Il est intéressant de relever la présentation du Chat, avec des petites lunettes et des cheveux bien peignés : Steadman a en effet voulu le comparer à un « présentateur de télévision idéal avec son sourire qui persiste sur l’écran tandis que le reste du programme s’efface ».

C’est ainsi que dans l’illustration suivante, l’image du Chat n’a plus de net que le sourire, et n’est non pas effacée comme chez Ross ou Kállay par exemple, mais brouillée par des lignes horizontales rappelant la rupture d’émission après les derniers programmes télévisuels. Par ailleurs, notons à ce sujet l’absolue neutralité du Chat, qui ne regarde même pas Alice, et la distance mise par Steadman entre l’animal sur son perchoir et Alice les pieds sur terre : peut-être pouvons nous ici observer l’inaccessibilité des personnes médiatiques que sont les présentateurs de télévision.

Chez les fous

L’illustration qui suit est relative au passage d’Alice chez les fous. Elle est très intéressante du point de vue de sa disposition, apparaissant sur la totalité d’une double page, avec dans un coin le titre du chapitre retourné. Le lecteur doit donc tourner la page s’il veut commencer la lecture du chapitre. Alors que le groupe du Chapelier, du Lièvre de Mars et du Loir se situe sur la page de gauche à une extrémité de la grande table, Alice apparaît à l’extrémité opposée, tout-à-fait à droite de la page de droite. En outre, cette grande table, à l’inverse des représentations de Tenniel, Claveloux, Ross, Kállay ou encore Rackham, n’est pratiquement pas occupée : seules apparaissent six soucoupes sans tasses et une théière au design moderne.

Signalons également la présence d’un arbre planté en son milieu et poussant à l’envers (c’est-à-dire avec les racines apparentes). Enfin, les personnages de cette illustration sont encore adaptés de l’univers contemporain de Steadman : le Lièvre de Mars est « toujours fidèle au poste (…) houspillant la banalité pour qu’elle s’enfonce jusqu’à atteindre des records de profondeur (…) toujours là quand il s’agit d’encourager les gens à se battre » ; le Chapelier est un « animateur de jeux télévisés (…) qui vous déverse un flot d’énigmes toutes plus insolubles les unes que les autres et qui vous invite (…) à revenir la semaine prochaine pour vous ridiculiser un peu plus » 2, représentant encore « les côtés déplaisants de la nature humaine », et le Loir est « le loir (…), gentil, inoffensif. (…) Si vous lui marchez dessus, il vous répondra par un grand sourire. » Steadman interprète donc là encore le conte à sa manière, en appliquant à ses dessins l’ironie au second degré qui transparaît dans le texte.

L’image suivante est une image in-texte s’étalant sur la longueur de deux pages, dans leur partie inférieure. Il s’agit d’une suite de représentations du visage du Chapelier avec différentes attitudes. L’impression de mouvement est très présente. Cette image est suivie par une autre illustration in-texte, page 76, dans laquelle le Chapelier, devant le regard lâche du Lièvre de Mars, tente de rentrer le Loir dans la minuscule théière : le Loir forme alors une sorte de boule informe identifiable uniquement grâce au nombre de pattes dont elle est dotée.

Dans le jardin royal

La première scène relative au passage d’Alice dans le jardin de la Reine qu’a illustré Steadman est la représentation des trois jardiniers en train de repeindre le rosier tout en se disputant. Chaque jardinier est représenté comme une carte à jouer munie de membres humains, mais à la différence des précédentes représentations du trio, est marqué du sigle « Union Card » avec un numéro, et a un pied dans un seau. Le sigle « Union Card » se traduirait par « Carte syndicale », propre aux ouvriers, et Steadman explique les pieds dans les seaux par le fait qu’il soit « toujours à ergoter pour savoir qui-c’est-qui a commencé » mais aussi toujours en mauvaise posture.

Cette illustration, en hors-texte sur deux pages, est suivie d’une autre image en hors-texte sur deux pages représentant la suite royale comme un amas de chair et de vêtements, chapeaux, casques aux motifs emphatiques. Ce groupe imposant, que Steadman nomme « la Monarchie » et qu’il définit comme « une masse informe de parasites, l’État, l’Armée de Sa Majesté, l’Église et le corps des notables qui marche sur une seule paire de jambes très usées », passe sans les regarder devant les trois ouvriers / jardiniers plaqués au sol et redevenus neutres cartes à jouer.

Par ailleurs, nous pouvons également remarquer aux deux extrémités de la « masse monarchique » d’une part le Lapin Blanc, qui tente de se raccrocher tant bien que mal au cortège (et dont l’illustration est une copie presque conforme de sa représentation au début du livre), et d’autre part Alice, située dans le coin inférieur droit de l’image et affichant l’expression de quelqu’un qui tente de camoufler un rire ironique. En outre, en observant ce dessin, nous pouvons penser qu’il a pu inspirer Nicole Claveloux dans sa représentation de la suite royale, à la différence que tous ses membres sont alignés chez Claveloux, et ici réunis dans un obscur chaos.

La partie de croquet

L’illustration suivante, représentant Alice s’apprêtant à jouer au croquet avec son flamant aux côtés de la Duchesse est directement inspirée de l’image de Tenniel relative à cette scène. En effet, la disposition des personnages est exactement la même, la Duchesse tenant la fillette au regard inquiet par le bras et le flamant ayant la tête dressée en l’air, le regard parfaitement inexpressif.

Cette image est suivie d’une grande représentation in-texte sur double page de la partie de croquet : ici, le jeu est interprété par l’illustrateur comme un grand bouleversement de la « masse monarchique » qui ne consiste plus qu’en un tas informe de rondeurs (le cercle est très utilisé dans le dessin, ce qui peut rappeler l’aspect humain de la scène) d’où s’échappent quelques visages non identifiables et les longs coups surmontés des têtes de huit flamants. Nous pouvons remarquer que cette illustration est à bords perdus dans sa partie inférieure, ce qui renforce l’impression de gigantesque chaos, que l’on imagine se perpétuer dans l’espace invisible du bas de l’image.

La rencontre avec la Tortue fantaisie et le Griffon

Le passage suivant illustré par Ralph Steadman est la rencontre entre Alice et le couple du Griffon et de la Tortue fantaisie. Cette représentation se caractérise par une suite de quatre images dont la continuité est assurée sur sept pages consécutives par un même sol en « damier ». Ainsi, la première image nous présente, à la manière de Tenniel, le Griffon dessiné par Steadman sous les traits d’un « portier d’un immeuble moderne de bureaux ». Ce personnage, représenté à ma connaissance dans toutes les éditions comme un monstre mythologique, est ici un humain, habillé de façon moderne. D’après Steadman, ses épaulettes sont ses ailes. « C’est quelqu’un qui pense lentement (…). Si vous entrez dans l’immeuble d’un air timide, il déploie toute son autorité et vous écrase, mais si vous entrez d’un air important, il vous lèche les bottes 3. »

Dans le même ordre d’idée, Steadman écrit encore : « Le seul type dans l’immeuble à qui il puisse donner des ordres, c’est le gardien, j’en ai donc fait la Tortue fantaisie (…) ». Cette Tortue fantaisie à forme humaine est représenté en page suivante, dans une illustration intexte s’étalant sur la double page 94-95. Néanmoins, comme je l’ai signalé, malgré le fait que l’on ait tourné la page, la continuité avec la scène précédente est assurée par le dessin du sol, et d’une même ligne d’horizon. Ainsi, Steadman va jusqu’à ne représenter que ce sol dans la double page suivante afin de maintenir le lien avec la double page 98-99, où commence le chapitre dix et dans laquelle est illustrée la danse du Quadrille des Homards, représentant le Griffon-portier et la Tortue-gardien qui évoluent sur le sol aux motifs de damier.

Cet univers est momentanément absent dans l’illustration suivante, relative au poème que récite Alice : il s’agit, tout comme dans la succession des images de Tenniel, d’une représentation d’un homard en costume et cravate. En outre, ce homard serre dans sa pince droite un ticket indiquant « Members only », soit en français « Membres seulement » : Steadman a donc personnifié le homard du poème d’Alice sous les traits d’un ancien étudiant d’une grande école, adepte des clubs privés et, parallèlement au poème, se croyant « plus malin que les autres jusqu’au jour où il rencontre un vrai requin. » Steadman, dans cette phrase, joue avec les mots à la manière de Carroll, le requin des milieux sous-marins étant assimilé selon son interprétation à un requin des milieux fortunés.

Enfin, Steadman réutilise dans la page suivante le concept du sol en damier pour signifier le retour aux aventures « concrètes » d’Alice. Nous pouvons ainsi apercevoir sur cette image in-texte la Tortue-gardien pleurant en s’appuyant sur son balais, et en arrière-plan le Griffon et Alice courir vers la droite de la page.

Le tribunal royal

Le passage illustré qui suit est la scène du tribunal royal. Nous trouvons ainsi, après une petite image in-texte du Chapelier en train de manger une tasse, une grande illustration hors-texte à bords perdus sur la double page 110-111. Il s’agit d’une vision d’ensemble de la salle du tribunal, comme en comportent presque toutes les éditions illustrées - nous pouvons par exemple nous rapporter aux représentations de Carroll, Tenniel, Ross, Claveloux, Berkovà, Bour, Rackham, Kàllay, etc.) -. Cette image se caractérise par sa décomposition graphique suivant la diagonale allant du coin supérieur droit au coin inférieur gauche : nous trouvons ainsi, telle une masse compacte, le tribunal et ses divers acteurs dans la partie inférieure / droite.

Le trône royal, composé du Roi et de la Reine représentés comme deux formes sombres et hideuses cachées sous une même perruque, forme une sorte de « tas » circulaire occupant le centre de l’image. Il est intéressant de noter que cette image, comme la plupart des illustrations du livre, ne nous montre aucun décor de fond : après toutes les remarques formulées afin de rapprocher la vision de Steadman de celle de Tenniel, nous pouvons également la rapprocher de celle de Carroll, qui se caractérise comme ici par une répudiation presque totale de toute représentation rationnelle ou réaliste dans les décors. En outre, cette image nous montre distinctement la plupart des personnages rencontrés par Alice tout au long de son périple merveilleux : située comme ici en fin de récit, elle a donc une fonction de récapitulation des différentes rencontres de la fillette, ce que n’ont pas les autres illustrations du tribunal étudiées.

Enfin, cette scène est suivie d’une image in-texte du Lapin Blanc lisant les vers anonymes, ce qui rappelle en fin de récit la première illustration du conte, puis d’une plus grande illustration in-texte d’Alice agrandie et « attaquée » par le jeu de cartes. Cette dernière image se caractérise essentiellement par l’effet de vitesse donnée par Steadman aux cartes jaillissantes à l’aide de multiples traits rectilignes et parallèles rappelant à mon sens le « flou photographique » qui se révèle lorsque la vitesse de l’obturateur de l’appareil photographique est trop lente pour l’objet photographié : ceci explique la modernité de l’effet.

La mise en pages adoptée

L’empagement et les blancs

En ce qui concerne maintenant l’empagement de cette édition Aubier, il a pour dimensions 210 mm de hauteur et 139 mm de justification. Nous pouvons préciser qu’il est souvent l’objet d’importantes modifications, du fait des fréquentes insertions d’images habillées par le texte. En outre, les blancs de page ont pour dimensions 20 mm pour le blanc de tête, 40 mm pour le blanc de grand-fond, 58 mm pour le blanc de pied et 20 mm pour le blanc de couture. Le blanc de pied est donc relativement plus important que les autres blancs, la règle des blancs tournants 4 n’étant pas appliquée. Compte-tenu de la petite taille des caractères et des blocs « massifs » que forment les pavés de texte il semble que les blancs de pied aient pour fonction de réduire la hauteur de l’empagement qui, s’il était trop long, pourrait peut-être fatiguer le lecteur ; dans un autre ordre d’idée, il s’agit peut-être tout simplement d’établir avec ce grand blanc de pied une certaine harmonie dans l’aspect purement visuel de la page. Signalons encore que le folio est situé dans ce blanc de pied, centré par rapport à l’empagement.

Par ailleurs, nous pouvons calculer que la justification de l’empagement est de 69 % par rapport à la largeur de la page qui est de 200 mm : il s’agit donc là d’un empagement intermédiaire entre les empagements de type « semi-luxe » et « de luxe », composant une mise en pages aérée, ce qui rend plus agréable la lecture du texte.

Enfin, signalons la présence en chaque début de paragraphe d’un alinéa de deux cadratins, ce qui, comme dans les ouvrages analysés précédemment, donne des points de repère au lecteur et facilite la lecture.

Le choix des caractères

La police utilisée lors de la composition de ce livre est une police assez classique, à empattement triangulaire, c’est-à-dire de la famille des Elzévirs si l’on se réfère à la classification de Thibeaudau. Assez proche de la police « Gatineau », elle semble être ici utilisée en corps 11,5, sans interlignage. Bien que l’aspect du texte soit, comme je l’ai déjà signalé, assez massif, l’équilibre entre le corps des caractères, l’interlignage et la justification de l’empagement est selon moi réussi.

Les différents effets de mise en pages dans le livre

L’utilisation fréquente de l’habillage d’image
Nous pouvons signaler l’abondante utilisation dans cette édition de l’habillage de l’illustration (lorsque la disposition du texte suit la forme de l’image). Ceci crée, comme dans le premier manuscrit des aventures d’Alice sous terre rédigé par Carroll et évoqué dans la deuxième partie de cette étude, un rapport matériel très étroit entre l’image et le récit. Néanmoins, ce procédé est parfois délicat à utiliser, car il faut veiller à ne pas rendre le texte illisible : il est selon moi très bien employé dans cette édition, mettant en valeur l’image sans gêner la lecture. À titre d’exemple, nous pouvons noter l’intrusion de la cigarette de la Duchesse dans le texte de la page situé en vis-à-vis, pages 60 et 61, ou encore la position de l’illustration d’Alice dans le texte, dans la partie inférieure-droite de la page 63.

La présentation variable des pages de début de chapitre
Nous pouvons également remarquer dans cette édition illustrée par Ralph Steadman les multiples présentations employées pour les pages de début de chapitre. Ainsi, plusieurs débuts de chapitre se situent en page de gauche, et d’autres en page de droite. De la même façon, certains comportent des illustrations, d’autres non. Il est intéressant de noter à cet égard la présentation des premier et septième chapitres, par exemple, où seul le texte est indiqué, accompagné d’une illustration hors-texte : la fantaisie est accentuée dans le chapitre 7 par le renversement du titre (qu’il nous faut donc lire à l’envers) dans le coin supérieur-gauche d’une image remplissant une double page.
Cet aspect variable des débuts de chapitre, qui ne sont pas figés dans une présentation rigoureuse et rassurante, permet selon moi de « vivifier » la lecture et même de surprendre le lecteur. En outre, le texte courant de chaque début de chapitre commence par une lettrine haute de quatre lignes de texte, ayant une certaine importance lorsqu’une image in-texte présente dans la page désoriente le lecteur : la lettrine indique rapidement à l’œil où se placer, servant en quelque sorte de panneau d’orientation.

Le discours de la Souris
En ce qui concerne le discours de la Souris, il s’agit d’un Calligramme, comme dans les éditions dont nous avons déjà parlé. Il est ici assez perfectionné dans la mesure où le texte commence à prendre une forme de queue de souris bien avant le début du discours de la Souris, ce qui nous permet de lire un texte dont la forme préfigure le fond : ainsi le Calligramme commence en page 31, est coupé par la partie inférieure de la page puis reprend sur la page 32 avec le discours de la Souris tel que le présente usuellement les autres éditions. Notons qu’il se termine ici par une spirale, dont l’illisibilité est renforcée par le rétrécissement progressif des caractères. De plus, ce discours de la Souris possède la caractéristique d’être positionné aux côtés de l’illustration des animaux en train de se sécher, qui elle s’étale sur la double page 32-33.

Le poème « Vous êtes vieux, père William »
Il est intéressant de remarquer la manière dont sont agencées les illustrations du poème « Vous êtes vieux, père William » par rapport au texte qui l’accompagne. En effet, le poème fait ici l’objet de quatre pages presque indépendantes du reste du texte, chacune étant rigoureusement construite selon le même principe, avec dans les deux tiers supérieurs l’image entourée d’un cadre de style « art-déco » et dans le tiers inférieur la strophe du poème s’y rapportant. En outre, nous pouvons remarquer que ce poème est composé en italique, en fer-à-gauche, avec un retrait de 14 mm par rapport à l’empagement, ce qui compte-tenu de la longueur moyenne de ses vers le centre grossièrement sous l’image. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons remarquer que les folios de ces quatre pages (puisqu’il y a quatre strophes, rappelons-le) ont également été déplacés, centrés ici par rapport à la page et non plus par rapport à l’empagement.

La mise en pages générale

Enfin, pour en venir à la mise en pages générale du livre, et voir comme dans les chapitres précédents comment sont agencées les images par rapport au texte qu’elles accompagnent ou encore quels sont les chiffres statistiques que nous pouvons calculer à partir de cet agencement, il est intéressant de remarquer que le positionnement des images est ici très variable, mais que dans l’ensemble, à l’instar de la séquence du poème « Vous êtes vieux, père William », elles se situent aux côtés du texte qu’elles accompagnent. À ce propos, comme nous l’avons signalé, c’est souvent pour être physiquement très proches du texte qu’elles illustrent, et même parfois pénétrer ce texte, qu’elles sont la plupart du temps placées en in-texte, habillées par le récit. À l’inverse, les grandes images hors-texte, comme l’illustration d’Alice coincée dans la maison du Lapin Blanc sur les deux pages 36 et 37, permet de rompre avec la succession des pages composées de texte et d’images habillées. Le rythme du livre est donc bien soutenu par une mise en pages générale variée.

En ce qui concerne maintenant les statistiques qu’il nous est possible d’établir à propos de cet agencement, nous pouvons commencer par compter au sein du récit 45 pages ne comportant aucune image, ce qui en regard du nombre total de pages du récit (105) représente environ 43 % des pages du récit. Le rapport des pages illustrées et non-illustrées est donc assez équilibré, contrairement aux autres éditions analysées où la page illustrée prédomine. Il est intéressant de remarquer que le livre ne semble pourtant pas souffrir d’un manque d’images, celles-ci étant dans cette édition (comme dans les précédentes) la base du concept éditorial. Dès lors, nous pouvons penser que toute leur importance et leur présence au sein du livre sont axées sur leur mise en valeur, leur positionnement in-texte et leur diversité. C’est ainsi que 23 pages du livre ne comportent que de l’image, soit presque 40 % des pages comportant de l’image (au nombre de 60) : c’est donc notamment parce qu’elles sont positionnées sur la totalité de certaines pages que les illustrations ont un rôle important.

 

Conclusion partielle

En conclusion de cette dernière partie, les trois éditions du conte étudiées ici semblent s’adresser à trois types de publics biens distincts. Les trois présentations et les trois styles d’illustration ont donc chacun leurs particularités.

Ainsi, Tony Ross illustre non seulement les aventures d’Alice, ses rencontres et ses actes, mais aussi tous les poèmes et chants auxquels le récit se réfère abondamment. Il s’agit d’une représentation du conte dans son « tout », sans véritable parti-pris moral, dans laquelle l’image intervient très souvent, de façon presque « massive ». La vision de Ross se caractérise également par l’expression constante des différentes humeurs d’Alice : cela rend la lecture plus vivante, surtout lorsque l’on considère les grandes variations de couleurs au sein de ces illustrations. Ainsi, il est intéressant de remarquer que ce choix précis et réfléchi des couleurs semble palier à un trait spontané et indistinct dans le dessin. Nous pouvons noter à ce propos une certaine similitude entre le style de Ross et celui de Carroll, tous deux très imprécis, donnant une vision irréelle et étrange (parfois même inquiétante…) du conte. Ainsi, ces images, mises en corrélation avec une mise en pages variée et vivante, semblent destiner ce livre à un public de jeunes enfants.

Dans un autre registre, les illustrations de Nicole Claveloux semblent totalement supplanter le conte de Lewis Carroll dans l’édition Grasset. En effet, non seulement l’image possède une place très importante au sein du livre, mais même le texte semble avoir pour principale fonction de n’être qu’un élément graphique supplémentaire. En outre, la mise en pages de ce texte est assez simple alors que la mise en pages des images est relativement plus complexe. Ainsi, les illustrations de Claveloux rappellent bien souvent « l’autre nature » de Lewis Carroll, logicien et mathématicien, à travers une utilisation des formes géométriques et une superposition « logique » des plans. Ces agencements complexes rappellent également différentes techniques du domaine de la bande dessinée, avec l’utilisation des phylactères ou la représentation de plusieurs actions successives ou simultanées dans une même image. Nous pouvons enfin remarquer que la manière de représenter le mouvement est ici très différente de celle de Ross : en effet, alors que le Britannique griffonne un trait spontané et « vibrant » avec l’action qu’il illustre, la Française semble réfléchir davantage à la manière de décomposer ce mouvement et de le représenter de façon réfléchie et presque « mathématique ». Ainsi, cette vision un peu plus posée, remplie de jeux sur les sens des mots et des images, est à la fois ludique et élaborée : elle semble s’adresser à un public d’adolescents.

Enfin, la représentation de Ralph Steadman se distingue au niveau de la mise en pages par une grande mobilité. Le texte n’est jamais deux fois à la même place, les illustrations n’ont jamais la même taille et peuvent occuper un quart de page comme six pages consécutives… En outre, ces images sont très proches dans leur rapport aux passages illustrés des travaux de John Tenniel datés de 1865 - soit cent deux ans avant Steadman -, Steadman illustrant même dans une autre partie du livre un passage que Tenniel n’avait pas voulu illustré dans le conte De l’autre côté du miroir (et ce qu’Alice y trouva) (il s’agit du chapitre du Frelon à perruque). Le métier de caricaturiste caractérise d’ailleurs les deux hommes, ce qui créé dans cette vision de Steadman une interprétation sociologique et contemporaine du conte.

En effet, à travers le récit de Carroll, Steadman énonce sa vision personnelle du monde, prouvant que le conte reste « moderne ». Par ailleurs, c’est à travers cette interprétation originale d’une œuvre universelle que réside tout l’intérêt de cette édition : il s’agit presque là d’une « histoire dans l’histoire », pour reprendre le procédé très utilisé dans le conte. Ainsi, nous pouvons comprendre la dernière phrase de l’Avant-propos rédigé par Ralph Steadman en 1967 : « Mon seul regret, c’est de ne pas avoir écrit l’histoire. » C’est là toute la différence avec Tenniel, qui aurait sans doute préféré la « réécrire » (mais je dois cesser de m’acharner sur lui). Il s’agit là d’une œuvre très personnalisée, réservée plus spécifiquement à un public adulte.

En somme, les illustrations prennent dans ces éditions contemporaines une place prédominante. C’est en effet dans leur emploi que réside tout l’intérêt du livre, le récit faisant parti d’un patrimoine universel, très ancien et populaire. C’est sa façon de l’aborder et de l’interpréter, cette relecture en définitive, qui peut donc attirer les lecteurs.

 

 

 


1 aussi traduit par « Houka » par Parisot

2 d’où la présence sur le chapeau du Chapelier, en lieu et place de l’étiquette « In this style, 10/6 », une étiquette marquée « Can you come back next week », soit en français la phrase-bateau de l’animateur de jeux télévisés: « Pouvez-vous revenir la semaine prochaine ».

3 c’est le cas pour la Reine

4 règle consistant à appliquer au blanc de couture 4/10e de la longueur de la base des blancs (qui est égale à la largeur de page moins la justification de l’empagement), au blanc de tête 5/10e, au blanc de grand-fond 6/10e et au blanc de pied 7/10e