Pour conclure cette étude consacrée au choix et à la mise en place des illustrations dans un texte, en loccurrence le conte Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, soulignons la suprenante faculté du récit à être interprété de manières radicalement différentes. Comme nous lavons vu, le texte de Carroll donne lieu dès sa création à deux visions divergentes : celle de son auteur Lewis Carroll et celle de son premier illustrateur « officiel » Sir John Tenniel. Dès lors, il est intéressant de constater à quel point le récit sera différement illustré en fonction de plusieurs types de lectorats. Cest ce que nous apprend notamment lanalyse de trois éditions distinctes en dernière partie de cette étude. À travers trois modes de présentation et dillustration, le conte sadresse à trois catégories de lecteurs dâges variés : lédition illustrée par Tony Ross sadresse à un jeune public, lédition illustrée par Nicole Claveloux à un public adolescent, et lédition illustrée par Ralph Steadman à un public plutôt adulte.
En outre, lillustration dun livre demande une souplesse dadaptation à la fois au texte (physique) et au temps (le récit), ce qui nest pas toujours évident. Limage doit ruser avec lespace afin dévoquer le temps qui sécoule entre les différentes actions. Les pages semi-mobiles dun livre sont certes un bon moyen de sectionner les passages dun texte, mais chaque illustrateur sest employé, au travers des cinq éditions analysées, à faire ressentir lors de la lecture ce découpage dune manière personnelle et originale. Ainsi, Tony Ross illustre abondamment le récit, joue sur lirrégularité des passages illustrés en rompant par exemple le rythme des images hors-texte, ou encore différencie les actes dAlice en lui changeant lexpression du visage et en faisant varier les couleurs ; de la même façon, Nicole Claveloux ou Ralph Steadman font éclater les limites du format usuel (images à bords perdus) ou soumettent au spectateur une composition trop vaste pour être saisie en bloc.
Néanmoins, même si limage, dans ce classique populaire, apparaît comme lélément majeur de distinction dune nouvelle édition à lautre, il ne faut pas oublier son rapport au sens du texte. À cet égard, létude des deux premières séries dillustrations, et notamment celle de Tenniel qui reste lillustrateur dAlice le plus publié, nous a montré quil était difficile de rester fidèle au « non-sens » de Carroll. Dès lors, un détail comme la présence ou labsence de décors dans limage apparaît comme un élément essentiel : le décor signifie le sens. La présence de décors réaliste, comme chez Tenniel, nous situe dans un pays concret, connu, « sensé » ; de la même manière, la présence de décors psychédéliques et absurdes dans les illustrations de Claveloux nous situe au contraire dans un monde extravagant, fou, « insensé ».
Mais pour aller plus loin, le décor est-il ici nécessaire ? Car comme le signale Jean Gattégno, le « non-sens » de Lewis Carroll, contrairement au « non-sens » dEdward Lear que nous évoquions dans la première partie de cette étude, ne repose pas sur « labsence de sens mais linfinité des sens possibles » . Les interprétations de Carroll lui-même, ou de Steadman par la suite, apparaissent ainsi comme bien mieux adaptées au récit. Ceci nest quune proposition, et cette « infinité de sens possibles » 1 est peut-être plus simplement la clé qui permet au conte davoir déjà été illustré par plus de deux cents artistes (et dans tous les sens).
1 Jean Gattégno, Lewis Carroll, José Corti, 1970 (page 147)