Pour comprendre limpact du conte sur la production éditoriale (quelle soit passé, présente ou future), il me semble important de retracer dans ses grandes lignes lhistorique des différentes représentations dAlice, qui ont contribuées à faire sans cesse revivre la jeune héroïne depuis sa première édition. Beaucoup des illustrations évoquées nont toutefois pas été rééditées, ou nont tout simplement jamais été éditées en France : la place dAlice dans le paysage éditorial français fait lobjet dune partie supplémentaire dont jexplique la nécessité dans son introduction.
Les illustrateurs du conte : de l« après-Tenniel » jusquà aujourdhui
Souvent assimilées à la très stricte interprétation qua pu donné du conte son premier illustrateur « officiel » Sir John Tenniel, les illustrations dAlice au pays des merveilles sont pourtant multiples et variées. En cent ans, succédant à Carroll et Tenniel, ce sont environ deux cent artistes qui se sont appliqués à apposer aux côtés du conte des images, tantôt très proches du rythme quimposa Tenniel, tantôt très personnelles et novatrices. Ce chapitre nous présente les plus importants.
Ainsi, le première représentation dAlice après celle du caricaturiste fut luvre dune femme, Gertrude Thomson, amie peintre et photographe de Carroll. Elle illustra la couverture dune édition abrégée du conte, The Nursery Alice, parue chez Macmillan en 1890 avec les illustrations intérieures de Tenniel. Même si les personnages représentés sont très inspirées de ces dernières, la couleur, le style fleuri et la composition en lignes courbes donnent au dessin une grande sensualité ; de même, la scène, qui représente Alice endormie avec à sa droite le livre ouvert et au-dessus delle un nuage où sont disposés certain personnages (le lapin, la simili-tortue, la souris, le griffon et le cochon), évoque un état dinstabilité propice au basculement vers le merveilleux.
Parallèlement, de nombreuses versions très proches des illustrations de Tenniel, et sans grand intérêt artistique, paraissent aux Etats-Unis. La première vision dAlice réellement originale est due à lAméricaine Blanche Mac Manus en 1896, du vivant de Carroll. Avec des dessins dombres en pointillés, révélant également la dynamique du mouvement lorsque le chat de Cheschire disparaît, et surtout avec sa représentation de la chute dAlice dans le terrier du lapin (qui nexistait ni chez Carroll, ni chez Tenniel), elle donne au conte une allure moderne, insolite et totalement nouvelle. Toutefois, avec seulement 8 planches hors-texte 2, limage ne transforme pas véritablement le rythme traditionnel de la lecture.
Une nouvelle représentation dAlice est élaborée par lAméricain Peter Newell en 1901. Sa vision densemble, personnelle et parfois angoissante, est essentiellement basée sur le jeu des cadrages, de la lumière et des décors. Ses gravures pleine-page, en sépia 3 demi-teinte, sont au nombre de 41 pour Alice au pays des merveilles (plus 40 pour De lautre côté du miroir (et ce quAlice y trouva)), ce qui est comparable quantitativement au travail réalisé par Tenniel. Malgré cela, il semble que ces illustrations de Newell soient restées méconnues.
En 1907, les droits anglais du copyright tombent, et neufs éditions du conte, puis une trentaine jusquaux années trente, apparaissent à Londres. Parmi ces nouvelles représentations dAlice, on trouve notamment celle de Thomas Maybank (1907), au trait particulièrement fin, et celle de Charles Robinson (1907), qui comme Maybank semble sêtre attaché aux déformations du corps dAlice. Sa reproduction colorée du cou dAlice, identique à un long serpent aérien (ce qui rappelle les dessins de Carroll), sera par la suite réutilisée par Margaret Tarrant (1916) et des artistes plus actuels comme Nicole Claveloux (1974). Robinson, en sinspirant délibérément des photographies dAlice Liddell, dépeint une petite fille espiègle, brune aux cheveux courts, sintégrant parfaitement dans lesprit « art nouveau » quil maîtrise. Ses 8 planches en couleurs et 112 illustrations en noir et blanc ont par ailleurs connu une large diffusion.
Cette notoriété fut également le fait du travail de Harry Rountree (1908), qui à travers 8 tableaux en couleur transpose les personnages somptueusement habillés dans un paysage hivernal très particulier. Le dépaysement dans lespace et dans le temps, prédominant dans le texte, est également présent dans limage. Au contraire, les décors de Millicent Sowerby (1907) apparaissent plutôt « intimistes et rassurants », ce qui tend à dénaturer le texte de Lewis Carroll. Nous pouvons par contre remarquer chez cet artiste une grande précision dans la représentation des différentes scènes animalières.
Au delà de toutes considération thématique ou stylistique, il semble cependant que lartiste majeure de lédition anglaise au seuil des années trente ait été Arthur Rackham, qui illustra Alice au pays des merveilles en 1907, et qui influença par exemple Georges Soper (1911) et A. Jackson (1915). Rackham, en jouant avec une disposition irrégulière dimages en noir et blanc et dimages en couleur, ou dimages en hors-texte et dimages en in-texte 4, donne au récit un rythme nouveau. Sa représentation dAlice, très romantique, est au cur de chaque image : le décor et les personnages sont construits autour delle, dans les mêmes teintes et le même trait. Les couleurs pastels tendres de ces compositions évoquent par ailleurs une atmosphère quelque peu irréelle mais raffinée. Nous pouvons également remarquer le cadrage très moderne des scènes imaginées par Rackham, proche de la photographie.
En somme, cette période de début de siècle est notamment marquée par lapparition de la couleur et les techniques dérivées de la photographie. Une influence prédominante des styles à la mode (art nouveau, art déco, etc.) caractérise également les artistes jusque dans la mise en page. Dune manière générale, un souci de diffusion des éditeurs rend Alice moins étrange et plus familière (soit moins fidèle à lesprit carrollien) que dans le texte.
Parallèlement à la production anglaise, les illustrations américaines du conte sont toujours très nombreuses : parmi elles, nous pouvons distinguer le travail de Bessie Pease Gutmann (1907), qui utilise laquarelle pour jouer avec la lumière et les reflets en sinspirant des techniques photographiques. Alice apparaît ici comme fragile, dans un monde qui nest pas à son échelle, annonçant de par la recherche formelle dont elle fut lobjet les illustrations des années trente influencées par la mode ou tout simplement lair du temps. Ainsi, sinspirant du registre « art déco », Gwynedd Hudson (1922) nous représente une Alice foncièrement moderne. Dans un autre style, Gertrude Kay (1923) ou encore Charles Folkard (1929) - malgré de grandes ressemblances avec luvre de Tenniel - se distinguent par une grande fantaisie, accentuée notamment par le découpage des couleurs en à-plats géométriques.
Pour en revenir au genre « art déco », à linstar des illustrations de Hudson, cest avec lAméricain Willy Pogany (1929), décorateur de spectacles et de variétés, quAlice va trouver un visage moderne et identifiable à celui de la teenager libérée des années trente : avec sa coiffure crantée, sa petite blouse à col rond, sa jupe écossaise et ses chaussettes à mi-mollet, lAlice de Pogany prouve que lhéroïne de Carroll « ne cesse dincarner les désirs secrets de générations successives ». Cette actualisation du visage dAlice est dautant plus singulière qua lieu en 1932, aux Etats-Unis, la célébration solennelle du centenaire de la naissance de Carroll, en présence de la véritable Alice, devenue Mme Reginald Hargreaves. Cest loccasion pour le public américain de redécouvrir le chef-duvre de Carroll, notamment à la scène et au cinéma. En effet, à partir de 1923, Walt Disney prépare déjà son long métrage Alice au pays des merveilles, dont la large diffusion date de 1951. Cependant, il me semble préférable de ne pas sattarder sur la volumineuse production qui en est dérivée et qui ne se rapporte pas directement à luvre littéraire de Carroll.
En ce qui concerne la France, et pour en finir avec les années trente, cest à Adolphe Pécoud (1935) que nous devons la première représentation originale dAlice par un illustrateur français 5. Pécoud, également illustrateur de la Comtesse de Ségur et de Gribouille de George Sand, donne à son personnage un air espiègle, vivant et coloré. Son style discret restitue à laide de couleurs aquarelles légères une atmosphère champêtre en accord avec la logique bien pensante et le code social alors en vigueur. Là encore, cette première version importante dAlice tend selon moi à dénaturer le texte de Carroll. Nous pouvons enfin signaler quatre autres artistes français qui illustrèrent le conte durant cette première moitié du XXe siècle : René Bour (1937), Prassinos (1942), Sempé puis Adrienne Ségur (1949).
Enfin, en ce qui concerne les représentations dAlice plus actuelles, elles sont marquées par une lecture plus anticonformiste du conte et par un retour au noir et blanc. Cest par exemple le cas de lillustrateur Gough (1949), qui met laccent sur un décor théâtral. Ses illustrations annoncent dailleurs celles de Mervyn Peake (1954), qui utilise beaucoup les « pointillés » - rappelant ainsi lun des premiers illustrateurs du conte, Blanche Mac Manus -, et dont les dessins offrent une vision « sociologique » de lunivers dAlice, dans lequel les personnages secondaires passent au premier plan. Cest dans la continuité de cette logique que sinscrivent les illustrations de Ralph Steadman (1967), qui sattarde lui-aussi sur des détails symboliques à laide dune grande variété dexpressions graphiques.
Avec Steadman, comme nous le verrons dans la quatrième partie de cette étude, ce nest plus la société victorienne qui est reflétée par le livre, mais, suivant le texte de Carroll, le monde contemporain, violent et incongru. Le regard dAlice est incisif, ironique ; le caractère du dessin est accentué par ses lignes fines, tracées à la plume. Ce nest pas seulement Alice qui est ici mise au goût du jour, mais à travers son image le texte de Carroll et le monde carrollien. Enfin, plus récente encore, signalons la représentation dAlice par Justin Todd (1984), puis, dans la même lignée, celle de Tony Ross (1993), dont les couleurs parfois inquiétantes (bleu, violet, mauve), parfois très vives, sont toujours prédominantes en raison de son trait volontairement imprécis. Entre temps, signalons aussi la vision dAnthony Browne (1989), comparable à celle de Nicole Claveloux dans lutilisation de la matière avec son support, et à la fois très différente de par ses formes rectilignes.
Dans le même ordre didée, la production graphique française est marquée par la représentation dAlice de Nicole Claveloux (1974). Profitant au mieux des techniques modernes dimpression, qui permettent une grande variété de styles et de matériaux, Claveloux combine la plume et laquarelle tout en exploitant le grain de son papier. Par ailleurs, anamorphoses, télémorphoses et jeux cinétiques traduisent dune manière totalement nouvelle le conte de Lewis Carroll : le mouvement, axé sur une mise en pages élaborée (sur laquelle nous reviendrons dans la troisième partie de ce mémoire), est partout présent. À cette représentation originale, nous pouvons également ajouter en ce qui concerne les artistes français contemporains : Nicolas Guilbert (en 1980), dont lattention est portée sur le physique dAlice, plus vrai que nature ; Alain Gauthier (en 1991), dont les personnages et paysages du conte rappellent un surréalisme à la Dali ; Marthe Seguin-Fontès (1992), dont la vision dAlice, très proche des petites filles modèles de la Comtesse de Ségur, est avant tout dirigée vers les très jeunes enfants.
Enfin, Alice au pays des merveilles a également inspiré bon nombre dartistes dans dautres pays dEurope. En Suède, par exemple, le conte est dabord illustré par Peter Hogfeldt (1945), qui donne aux personnages le visage des trolls issus des mythologies nordiques. Tove Jansson (1966) dépeint quant à elle le « pays des merveilles » comme peuplé de chauves-souris inquiétantes. En Italie, Vittorio Accornero (1964) identifie les paysages carrolliens à ceux de sa Toscane natale, comme avant lui en Espagne Lola Anglada (1928) dessinait les plaines andalouses. En ce qui concerne la Russie, nous pouvons signaler luvre de Maj Mituric (1977), très sobre et fantaisiste, contrastant complètement avec celle de Genadij Kalinovskij (1977), très chargée et remplie de petits détails à déchiffrer (comme par exemple lutilisation en perspective inversée des lettres formant le nom dAlice, mais dans lalphabet cyrillique). Nous pouvons encore signaler les dessins à la plume de Youri Vaschenko (1982), fidèles au « non-sens » de Carroll.
Par ailleurs, on trouve également de superbes illustrations dAlice au sein du patrimoine graphique tchécoslovaque : citons par exemple celles de Dagmar Berková (1977), très fidèles au caractère « absurde » de luvre de Carroll, ou encore celles de Marketa Prachaticka (1979), dont les traits au stylo bille sinscrivent dans la continuité des dessins de Steadman. Luvre la plus novatrice est cependant celle de Dusan Kállay (1981), qui prépare ses originaux à la détrempe sur bois. Son Alice est très présente, entourée dune multitude de symboles fantastiques. Enfin, il convient de citer encore la Polonaise Olga Siemaszko (1957), qui au contraire de Kállay, nutilise que quelques crayons de couleurs pour faire basculer Alice dans le monde de lirréel. À lopposé, le parti-pris adopté par lAllemand Frans Haacken (1967) est de définir Alice comme une réalité: il lillustre ainsi par un dessin journalistique contemporain, rappelant la caricature qui existe chez Carroll et Tenniel, et reprise chez Steadman.
1 cet historique est très largement inspiré du texte de Janine Despinette in : Collectif.- Les visages dAlice, Gallimard, Paris, 1983.
2 une image en hors-texte est ainsi nommée parce quelle a été tirée à part et intercalée ensuite dans le livre : elle est difficilement un support à la lecture, rompant le texte, ayant plutôt valeur de pose
4 images incorporées dans le texte
5 Nous pouvons mentionner les illustrateurs Jean Hée et Henri Morin, dont les versions dAlice sont antérieures à celle de Pécoud, mais très influencées par des modèles anglo-saxons déjà existants.