Des images populaires au premier livre pour enfants

Nous savons qu’avant même de savoir lire et écrire, l’enfant regarde les images et dessine. Nous savons qu’il « satisfait ainsi un besoin vital qui l’aide fondamentalement dans sa perception du réel, dans l’enrichissement de son univers intérieur, et tout simplement dans sa relation aux adultes » 1 . Pourtant, il n’a pas toujours eu accès à ces images, et les illustrations élaborées spécialement en vue du public enfantin ne sont apparues qu’assez tardivement, vers le milieu du XVIIe siècle. Avant cela, les livres conçus pour une jeunesse privilégiée - abécédaires et ouvrages didactiques - ne comportaient presque jamais d’images, et la plupart des enfants se contentaient des images populaires qu’une large diffusion rendait accessibles dans les villes et les campagnes. Ces feuilles volantes, souvent transmises par voie de colportage, s’adressaient manifestement à tous les publics : on y trouvait des almanachs 2, des histoires, des jeux, et toutes sortes d’images. Celles-ci étaient généralement des gravures sur bois, suivant le procédé très utilisé de la taille-douce 3; leur contenu, sous couvert de séduction, faisait souvent la leçon.

Cet aspect didactique est d’ailleurs à la base des premiers livres illustrés conçus spécialement pour la jeunesse, qui instaurent alors un compromis entre une littérature « savante » et les illustrations des livrets des colporteurs. C’est ainsi que pour Coménius, pionnier d’une pédagogie nouvelle trois siècles avant l’heure, « l’image est la forme du savoir la plus intelligible aux enfants ». Il est l’auteur de la première méthode de langue illustrée, qui est aussi une encyclopédie, l’Orbis Sensualis Pictus (Le monde en images), publié en 1658 4.

L’évolution technologique au service de l’imagerie anglaise

Néanmoins, l’image ne joue pas encore pleinement son rôle de vulgarisation et sa fonction illustratrice : il lui manque en effet une technique qui faciliterait réellement sa reproduction. Cette technique est la gravure sur bois debout 5, qui supplante peu à peu le procédé de la taille-douce. Elle est d’abord introduite en Angleterre par Thomas Bewick, à la fin du XVIIIe siècle : Bewick travaille alors au burin sur ce bois qui d’une part permet une plus grande précision du trait, et d’autre part une meilleure résistance de la gravure aux forts tirages.

L’art de l’illustration en est profondément bouleversé, comme Bewick en établit la preuve en illustrant de petites vignettes le bas des chapitres de son Histoire générale des Quadrupèdes, publiée en 1790. Par ailleurs, on peut dès lors alimenter une importante banque d’images pour les Petit Chaperon Rouge et autres Robinson que le libraire John Newbery a inscrit au catalogue de sa bibliothèque des jeunes dès 1750.

Ainsi, durant la première moitié du XIXe siècle, la tradition de l’imagerie populaire anglo-saxonne, porteuse d’humour absurde sous des allures de naïveté, s’affirme en alimentant un courant original, vigoureux et inventif dans l’illustration des livres pour enfants. Cette tradition est sensible jusque dans les dessins pré-romantiques de William Blake pour The Gates of Paradise (1793) ou ceux de Mulready, qui avec The Butterfly Ball (1807) inaugura un genre à succès, les féeries champêtres et musicales.

L’homogénéité des illustrations au XIXe siècle

On constate pourtant que la production d’illustrations durant cette période fut assez homogène dans l’ensemble. À cela nous pouvons formuler deux raisons. La première, d’ordre technique, est que le procédé de la gravure sur bois debout, utilisé par la majorité des illustrateurs, nécessite l’intervention d’un graveur, c’est-à-dire d’un « exécutant » : cette collaboration fut un probable facteur d’uniformisation. La seconde, d’ordre stylistique, est que pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, l’illustration obéit encore aux règles de l’art de la Renaissance : l’image est alors une fenêtre ouverte sur le monde, avec l’expression de la lumière et des volumes, le traitement des figures et des objets s’alignant sur une vision « réaliste » de la nature.

L’apparition d’un genre : la caricature

Ces deux explications vont évoluer et cette homogénéité va disparaître progressivement. D’une part, d’un point de vue stylistique, une première innovation a lieu avec l’illustrateur Cruikshank 6, qui domine la gravure anglaise entre 1823 et 1840 : celui-ci cultive en effet l’art de la caricature, dont l’impact dépasse largement le simple public des enfants. Ce style graphique présente encore des réminiscences des gravures de colportage, à l’instar du livre d’Edward Lear, Book of Nonsense (1848), et la notion de « techniques relatives à l’illustration pour enfant », comme par exemple l’identification aux couleurs ou l’emploi mesuré de références sociales ou culturelles, n’existe pas encore. Les mêmes techniques et procédés de composition servent en effet à la fois l’enfant et l’adulte, les nuances de tranches d’âges étant, pour les illustrateurs de ce temps, une question de fond et non de forme. Malgré tout, grâce à la caricature, on s’éloigne peu à peu de l’académisme sévère dans lequel l’illustration semblait s’être fermement cantonnée.

D’autre part, d’un point de vue technique, la présence d’un graveur, c’est-à-dire d’un « intermédiaire » entre l’œuvre et son créateur, n’est plus nécessaire puisqu’apparaît la lithographie. Cette pratique consiste à dessiner avec une encre grasse l’image sur une pierre (généralement du calcaire), puis à humidifier la pierre : puisque l’eau et les corps gras se repoussent, l’encre des zones encrées et l’eau des régions vierges ne se mélangent pas mais pénètrent légèrement dans les pores de la pierre pour s’y fixer. Par pression du papier sur la pierre, on peut alors reproduire l’image très proprement, et à plat.

Cette technique fut par exemple utilisée dès 1840 par le suisse Rodolphe Töpffer, qui libère alors son dessin et met en évidence la physionomie et les mouvements de ses personnages, M. Jabot et Dr Festus. Salué par Goethe comme le premier conteur en images, Töpffer est par ailleurs considéré par beaucoup comme l’inventeur de la bande dessinée.

Une démarche similaire, orientée spécifiquement et pour la première fois vers un enfant, est suivie par le médecin Heinrich Hoffmann, qui pour impressionner son fils, imagine en 1844 un Struwwelpeter (Pierre l’ébouriffé), que nous pourrions rapprocher d’une Alice effrontée. En outre, plusieurs années avant Lewis Carroll, Hoffmann attache déjà une grande importance à la présentation et à la reliure de l’album, estimant (à juste titre) que « les livres pour enfants d’ici sont destinés à être mis en pièces ».

Dans un même ordre d’idées, toujours en Allemagne et loin des féeries à l’eau de rose en vogue dans les années 1860, nous pouvons également noter l’existence de Wilhelm Bush, dont les antihéros, dans Max und Moritz et Naughty Jemina, s’exposent à des situations parfois très virulentes.

Les livres pour enfants en France

En ce qui concerne la situation de l’illustration des livres pour enfants en France, elle est surtout marquée par les productions de l’éditeur Hetzel : celui-ci, prenant appui sur un mouvement de scolarisation et d’alphabétisation encouragé par la loi Guizot de 1833 et relative à l’enseignement primaire, lance en 1844 une première collection pour la jeunesse, Le Nouveau Magasin des enfants.

Les Fables de Florian, illustrées par Grandville 7, deviennent ainsi l’objet de son premier ouvrage délibérément adressé aux enfants. Hetzel y expose ses idées dans une notice préliminaire : « Il y a en France un préjugé fatal à la jeunesse : pour convenir aux enfants, un livre doit être fait dans des conditions telles que l’âge mûr ne puisse y trouver son compte (…) donc les livres qui se font aimer des enfants ne sauraient être que des livres médiocres (…). Ce qu’il faut pour qu’un livre convienne d’abord à la jeunesse, c’est d’abord qu’il soit simple, c’est ensuite que dans ce livre il n’y ait point de confusion entre le bien et le mal (…). Or pour faire un tel livre, il faut être à la fois un grand esprit et surtout un très honnête homme. » C’est ainsi que Hetzel sollicite logiquement les plus grands artistes et écrivains de son temps : Charles Nodier et Tony Johannot (Trésor des fèves et fleurs des pois), Alexandre Dumas et Bertall (Histoire d’un casse-noisettes), Musset et Gérard Seguin (Monsieur le Vent et Madame la Pluie), George Sand, Gavarni…

1858 : la création d’Alice au Pays des Merveilles

Pendant ce temps, durant les années 1850-1860, la lithographie prend en Angleterre son véritable essor. Elle est particulièrement utilisée par un groupe d’illustrateurs, l’École des Sixties, dont le membre le plus célèbre demeure Sir John Tenniel pour sa collaboration avec Lewis Carroll et son travail sur Alice au Pays des Merveilles.

En effet, en 1858, soit dix ans après Lear, dont le livre Book of Nonsense évoqué précédemment innova grâce à ses approches graphique et littéraire en marge des modes et des conventions (mais cependant proches de l’univers enfantin), Lewis Carroll, lui-aussi dessinateur et poète, consacre cette littérature de l’absurde en pastichant avec irrévérence les petits personnages des Nursery Rhymes, mis en scène autour d’une Alice quant à elle bien réelle… Insatisfait de ses propres illustrations, et sans doute influencé par son éditeur, Carroll fit alors appel au professionnel John Tenniel, qui divulgua dans une rigueur très « victorienne », l’univers étrange, quasi-surréaliste, du Pays des Merveilles et de De l’autre côté du miroir.

Dès lors, cette veine satirique dont fait état John Tenniel, et avec lui bon nombre d’artistes collaborant tout comme lui au journal politique Punch, préserve l’album anglais de la mièvrerie au moment où il s’oriente vers le public des enfants.

 

 

 


1 Parmegiani (C.-A.) et Clerc (C.) in Images à la page, une histoire de l’image dans les livres pour enfants, Gallimard, Paris, 1984 (page 9).

2 dont l’Almanach Vermot, encore édité de nos jours, est par exemple l’un des descendants directs

3 gravure en taille-douce : technique de gravure sur bois très ancienne où la surface est une planche de bois taillée dans le sens des fibres, parallèlement à la longueur du tronc : la matière est donc très tendre, facile à sculpter, mais laisse part à des imprécisions dues aux fibres

4 Comenius (nom latinisé de l’humaniste tchèque Jan Amos Komensky), né en 1592 et mort en 1670, voulut que la pédagogie devînt une science autonome, allant jusqu’à imaginer une coopération intellectuelle et politique entre les États, en vue de la réalisation d’une fédération des peuples ; précurseur dans bien des domaines, il laisse surtout une méthode de langues innovatrice, la Janua linguarum reservata (Porte ouverte sur les langues, 1631) et la Didactica magna (traduction latine, 1640).

5 gravure sur bois debout : technique de gravure sur bois postérieure à celle dite sur bois de fil, où la surface est une planche de bois taillée perpendiculairement au tronc et aux fibres : la matière est ici plus difficile à sculpter, mais permet une plus grande précision

6 Georges Cruikshank (1772-1878), est essentiellement connu pour ses illustrations de Dickens et Ainsworth, mais d’une manière générale, trouve matière à exercer son talent dans les contes de fées, avant tout ceux des frères Grimm dont l’interprétation à l’eau-forte (technique de gravure sur métal à base d’acide) s’avère facétieuse et libre.

7 Jean Gérard, dit Grandville, né en 1803 et mort en 1847, reste surtout connu pour ses représentations fantaisistes de l’homme en animal.